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on le pensait chez nous à l’époque de la Terreur, qu’elles avaient tort de se faire un point d’honneur de mourir sans plainte ; il se demandait si quelque résistance de leur part n’aurait pas réveillé la pitié publique. Quand il se sent rebuté par cette uniformité d’horreurs, et qu’il craint que le lecteur n’éprouve les mêmessentimens que lui, il songe avec quelque tristesse aux historiens de la République ; eux, au moins, avaient de grandes et belles choses à dire. Ils n’étaient pas réduits au récit de vengeances obscures, de rivalités mesquines de maitresses et d’affranchis, de cruautés monotones. « Ils racontaient de grandes guerres, des villes prises, des rois vaincus et captifs, et, au dedans, les querelles des tribuns et des consuls, les lois agraires et frumentaires, les luttes du peuple et du Sénat c’était un sujet large, étendu, où ils pouvaient se mouvoir à l’aise. Pour moi, je suis enfermé dans une carrière étroite, et mon travail sera sans gloire. »

En parlant ainsi, c’est à Tite-Live qu’il songe, et l’on voit bien qu’il n’y peut songer qu’avec une sorte d’amère jalousie. Il est sûr qu’entre eux, dans les dispositions où ils se trouvent, et les sentimens qui les animent, le contraste est frappant. L’oeuvre de Tite-Live a été conçue dans la joie. On y sent cette ivresse d’orgueil national que Rome éprouva, lorsque, sous la main d’un chef unique, elle mesura mieux sa grandeur. Cet orgueil a inspiré l’histoire de Tite-Live, qui en est la plus vivante expression. C’est ce qui fait que, dans cette œuvre immense, on ne sent pas un seul moment de fatigue. L’intérêt s’y renouvelle sans cesse avec le récit de nouvelles victoires ; la gloire de Rome, qui grandit toujours, le porte et le soutient. Il monte allégrement avec elle jusqu’à ce sommet où elle est arrivée sous Auguste, et si, parvenu à ces hauteurs, il regarde avec quelque inquiétude devant lui, vers ces chemins de l’avenir qui lui semblent obscurs et périlleux, il n’a qu’à se retourner du côté de la route parcourue, à se faire antique, comme il dit, pour reprendre toute sa fierté. Vers le milieu de son travail, dans la préface d’un de ses livres aujourd’hui perdus, il disait « qu’il avait acquis assez de gloire, qu’il pourrait s’arrêter, si son âme, qui ne connaissait pas le repos, ne se nourrissait de son œuvre. » Que Tacite est loin de cette plénitude de satisfaction et de confiance ! Au lieu « de se nourrir de son œuvre, » comme Tite-Live, il ne nous dissimule pas combien elle lui semble ingrate et triste c’est une tâche qu’il s’est imposée par devoir et qu’il accomplit sans plaisir.