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« Pénétrez-vous bien de ceci, m’a dit un des orateurs le plus écoutés des deux Chambres : que nous ne pouvons pas renoncer à Cuba ; nous ne le pouvons absolument pas, autant que l’homme peut ne pas pouvoir. Vous autres, Français, si l’une de vos vieilles colonies se détachait, vous vous consoleriez peut-être à la pensée que vous en avez de nouvelles, et l’Afrique comblerait le vide qui se creuserait pour vous en Asie ou en Amérique. Mais nous, nous n’avons pas de nouvelles colonies, et, des vieilles, qu’est-ce que nous avons encore, en comparaison de ce que nous avons eu ? Cependant des colonies nous sont plus utiles qu’à vous-mêmes, à cause de notre position géographique, à l’extrémité de l’Europe, et entre deux mers. Vous tenez, vous, au continent ; vous y êtes solidement liés par une longue frontière territoriale, ouverte sur quatre ou cinq pays, et, à travers ceux-là, sur tous les autres. Nous, nous sommes une péninsule, fermée, du côté de la terre, par de hautes montagnes. Nous n’avons de jour que sur l’Océan et la Méditerranée, une mer occidentale et une mer orientale.

« C’était, en vérité, le génie de l’Espagne qui portait nos pères à suivre le double flot, se retirant et les attirant vers l’Occident et vers l’Orient ; et avec eux allait la fortune de l’Espagne. Comme péninsule, il nous faut une marine ; pour que nous ayons une marine, il nous faut une attraction sur la mer vers l’Orient et vers l’Occident ; et c’est en quoi Cuba et les Philippines nous tiennent par des liens que nous ne pouvons pas leur permettre de rompre. Il y va de la vie, il y va de l’honneur et, pourquoi le cacher ? il y va aussi de l’argent. Si pauvre, si affaiblie ou si attardée, si peu développée qu’on la dise au point de vue économique, l’Espagne a trois provinces au moins industrieuses et riches. Elle a les fers de la Biscaye, les tissus de la Catalogne et les blés de l’Andalousie ; quand même tout le marché intérieur leur serait réservé, il ne suffirait pas. En sorte que Cuba et les Philippines nous sont à la fois historiquement sacrées, politiquement nécessaires et économiquement utiles. » Ainsi s’exprime, ou à peu près, un homme qui passe, à juste titre, pour dire de fort bonnes choses et les dire fort bien[1].


C’est parce que l’Espagne « n’a pas pu ne pas pouvoir » qu’elle cherche aujourd’hui à réparer, du moins en ce qui concerne l’Amérique latine, le dommage matériel et moral que lui a causé sa guerre malheureuse. Bien que Cuba et Porto-Rico, avec leur population espagnole péninsulaire estimée à 300 000 âmes, fussent le principal trait d’union entre le Nouveau Monde et la métropole, ainsi que l’élément essentiel de l’action politique et économique de cette dernière dans les pays américains, tout ne semble pas perdu pour l’Espagne parce qu’elle a perdu ses colonies. Entre les Américains d’origine espagnole et les 18 millions d’Espagnols européens, — au total, un peu plus de 62 millions d’individus, — il existe encore le lien de la

  1. Voyez la Revue du 1er février 1897. — L’Espagne, et la Crise coloniale. — Les Insurrections de Cuba.