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femme. « Je me faisais l’effet, dit-elle, d’une princesse qui traîne derrière elle un écolier amoureux. »

Peut-être aussi soupçonne-t-elle obscurément qu’avec ses chaînes qui tombent, un peu de sa beauté morale risque de s’en aller. A des droits nouveaux correspondent de nouveaux devoirs. L’avenir seul nous dira si la Japonaise ne sera pas plus embarrassée à remplir ceux-ci qu’à exercer ceux-là. Mais elle ne se plaindra pas longtemps que le marié soit trop beau.


Parmi les contes dont on berce les petites filles, j’en connais un, bien joli. Ceci se passait du temps où l’on ne trouvait guère de miroirs que dans la sainte ville de Kyoto. « Le miroir est l’âme de la femme, comme l’épée du samuraï. » Mais, à cette époque reculée, beaucoup de Japonaises n’avaient point d’âme. Un pauvre samuraï de la campagne, qui s’en fut à Kyoto, rapporta à sa femme un fin miroir d’acier poli. Elle serra précieusement ce magique trésor, et, sur le point de mourir, le légua à sa fille en lui disant : « Ton père se remariera sans doute, mais je ne te quitterai point ; tu n’auras qu’à jeter les yeux sur ce miroir, j’y serai toujours. » Le père se remaria, et l’enfant, maltraitée par sa marâtre, se rappela les paroles maternelles. Elle prit le miroir. O douceur ! La figure de sa mère la regardait, encore un peu indistincte, mais triste et pensive, si triste que l’enfant ne l’avait jamais vue ainsi. Les jours s’écoulèrent ; l’image se précisait, et maintenant, aux sourires de la jeune fille elle répondait par de deux sourires. Et la marâtre s’étonnait qu’une si chétive créature offrît tant de résistance à la douleur… La nouvelle civilisation du Japon n’affranchira pas la Japonaise de la souffrance et de l’iniquité qui pèsent sur toutes les créatures. Mais, dans les glaces biseautées et dorées que nous lui vendons, je crains qu’elle ne voie jamais plus apparaître le sourire résigné, si charmant et si pur, de sa mère morte.


ANDRE BELLESSORT.