Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/421

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

visiblement abusé de sa belle-fille « C’est honteux, disaient de vieux Japonais ; faut-il que cette fille ait du vice pour avoir séduit son beau-père ! » L’irresponsabilité assurée au mâle a peut-être rendu l’adultère plus fréquent qu’on ne le suppose, même dans les hautes classes. Intimidé par la maison japonaise et ses portes ouvertes et ses cloisons sonores, mais enhardi par la mollesse du costume, il eut le caractère rapide et furtif d’une surprise qui, à moins d’un consentement mutuel, ne laissait à la femme d’autre alternative que de se taire ou de se tuer. Chez le peuple et dans la petite bourgeoisie, où l’on s’accorde à le juger assez commun, c’est presque toujours la femme qui en supporte les conséquences. Les hommes se réconcilient à ses dépens avec une désinvolture vraiment admirable. Il faut même remarquer que, si elle est souvent jalouse, les transports de la jalousie ne l’entraînent jamais jusqu’au meurtre. Chez la Japonaise, les crimes passionnels m’ont paru d’une extrême rareté.

Mais lorsqu’elle résiste, lorsque la passion s’exaspère au cœur de son poursuivant et qu’il n’a plus la force d’en étouffer la flamme, alors le vieux vernis de la civilisation japonaise craque, comme dans un feu trop vif l’émail de ses cloisonnés, et le barbare en sort. Sa blessure d’orgueil jette une écume d’avanies. J’ai vu sur le théâtre, et dans une pièce pourtant moderne, un amoureux éconduit, un monsieur possédant ses grades universitaires, mâchonner sa cigarette et en cracher la fumée à la face de la jeune fille qui refusait de l’épouser. Et la grossièreté du jeu de scène m’étonnait moins que l’impassibilité et les ricanemens du public. D’ailleurs la réalité l’emporte sur la littérature ! On m’avait conté l’histoire récente d’un descendant de samuraï qui, repoussé par la fille d’un magistrat, s’était précipité chez elle, et, sous ses yeux, s’était mutilé honteusement et mortellement. Et, comme je dînais avec plusieurs Japonais revenus d’Europe et que je les interrogeais sur ce suicide, ils m’assurèrent sans hésiter qu’ils en connaissaient d’autres exemples. Je ne pense pas que l’homme ait jamais affiché plus outrageusement son mépris de l’implacable amour, ni plus outrageusement sali sa passion à l’instant qu’elle le tuait.

Mais, de ce que l’amour rabaisse l’homme, il ne s’ensuit pas que le métier d’amour dégrade la femme. A trafiquer d’un sentiment, qui n’ajoute presque rien à la beauté morale de l’épouse,