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modeste intérieur. Ce qu’elle entreprend, elle l’achève ; et ce qu’elle achève a l’ingénuité de la main-d’œuvre et tire au chef-d’œuvre. Que de fois je l’ai vue étendre sur un bambou des vêtemens humides et y promener ses doigts jusqu’à en effacer tous les plis ! Et combien notre fer à repasser, inconnu au Japon, me paraissait brutal à côté de ce lissage attentif et délicat ! Nous raffinons sur les instrumens qui dispensent nos mains d’avoir de l’esprit : les Japonais ont raffiné sur l’adresse des mains qui donne de l’esprit aux instrumens les plus naïfs. S’absorber dans un ouvrage, quel qu’il soit, s’en acquitter avec un soin minutieux, le finir absolument, ajouter même à sa signification matérielle la grâce d’un effort habilement mesuré ou d’une difficulté vaincue, c’est, pour l’enfant qu’on plie à cette discipline, une perpétuelle leçon de dignité.

Et si, dès sa première initiation, la petite ménagère s’accoutume à ne rien mépriser et ne fait rien à demi parce que rien n’est indifférent, elle gardera dans tous les actes de la vie, futiles ou graves, ce respect, je ne dis pas de son âme, mais de la fonction qu’elle incarne et dont le but est en dehors d’elle-même. La vie se déroule à ses yeux comme une représentation cérémonieuse devant les saintes tablettes des morts. Elle y joue un rôle, et on lui a maintes fois répété que, s’il était secondaire et si n’importe qui pourrait le remplir aussi bien qu’elle, tous les détails en concouraient néanmoins à la beauté de l’ensemble. Du double sentiment de son infériorité dans la pièce et de la dignité dont elle doit la soutenir, naît spontanément l’idée du sacrifice.

Songez maintenant que toute la société japonaise était fondée sur l’honneur ; que les théâtres n’étalent sous les yeux de cette enfant que des exemples de loyauté chevaleresque et d’abnégation sublime ; que ses livres d’histoire, ses contes, ses romans exaltent l’immolation de l’individu aux intérêts de la famille et de la patrie ; que la terre qu’elle foule est saturée de souvenirs excitans, les paysages qu’elle contemple chargés de gloire ; que ses jeux de cartes même, où nos figures sont remplacées par des poésies, lui en rappellent sans cesse les traditions séculaires ; que ceux qu’elle voit mourir autour d’elle continuent de sourire et de sacrifier à l’étiquette, la mort entre les dents ; et l’on ne me taxera pas d’exagération, si je dis que la Japonaise achève de grandir dans une atmosphère héroïque.