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De notre temps, où les évocateurs du passé expliquent tout et ne qualifient rien, dépouillent les dossiers, mais évitent de formuler des conclusions, la dure sentence rendue par tant de politiques et d’écrivains n’a guère subi d’atténuation. Pour s’en être tenu à la méthode courante, M. Madelin a été accusé d’indulgence inopportune et mal placée. Il paraît, il est vrai, adhérer à l’opinion de Napoléon caractérisée par ce mot : « C’est le seul homme d’État que j’aie eu. » Aux hommes d’Etat véritables on peut faire honneur de grandes conceptions qui excusent à moitié chez eux certains manquemens à la loi morale éternelle. Si l’on applique cette qualification à ceux qui ont ouvertement proclamé la prééminence de la force sur le droit, c’est déjà un hommage malheureux au succès ; ne serait-ce pas fléchir encore davantage que d’en décorer ceux qui, n’osant ou ne pouvant agir au grand jour, ont opposé au droit uniquement l’intrigue et la ruse ? Cette fidélité à certaines idées qui donne aux personnages publics leur physionomie et leur caractère se réduit chez Fouché à la constance dans les instincts révolutionnaires et à un étroit attachement à ses intérêts personnels. Quoi qu’il ait fait, il n’est guère sorti des ténèbres du monde spécial où son habileté sans scrupules se développait à l’aise. Il n’a été à aucun moment de sa carrière l’expression vivante, incontestée, des aspirations de son pays. Il est apparu comme l’âme de la police, ainsi que Talleyrand comme l’âme de la diplomatie ; rien de plus. Au fond, M. Madelin ne pense pas autrement, puisque, à la dernière page de son livre, il en vient à réduire son soi-disant héros au rôle d’ « intrigant de génie » et à le présenter simplement comme « le modèle des politiciens. » Comment eût-il pu conclure autrement, après la longue enquête où il l’a suivi dans la succession de ses costumes et de ses attitudes, de ses perfidies et de ses palinodies ? Le jeune écrivain, en écoutant les témoins à charge et à décharge, en exhumant et en classant toutes les pièces du dossier, n’a fait que confirmer et rendre irréformable le jugement instinctif de la conscience française.


LEONCE PINGAUD.