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moins authentiques, ses soupçons et son irritation. Dans une lettre du 29 mai, il reprend vis-à-vis de Fouché son ton d’autrefois : « Il serait bien temps que la police ne laissât pas prêcher la guerre civile impunément. » Évidemment il voyait en lui un ennemi et n’attendait que le succès de la première campagne pour l’abattre. Gourgaud lui fait dire à Sainte-Hélène : « J’avais déjà composé la commission militaire ; c’était celle du Duc d’Enghien. » En dépit de ses menaces après coup, Napoléon n’osa, — et comment l’aurait-il pu, à moins d’abdiquer son rôle nouveau ? — se débarrasser violemment d’un homme qu’il sentait, comme dit je ne sais quel personnage du théâtre romantique, « marcher dans son mur. » Ce fut Fouché qui, après Waterloo, grandissant soudain par la défaite des armées et le désarroi des pouvoirs publics, devint le vrai chef du gouvernement. Son action fut courte, mais décisive. Quelques semaines s’écoulèrent, pendant lesquelles ce « Judas au triple visage » tint l’interrègne entre l’Empereur et le Roi. « Lui seul, écrit Quinet, agit, et chacune de ses actions est un piège. On le prend dans ses embûches, il en rit et l’on en rit avec lui… Tous sont troublés ou désespérés, lui seul est inaccessible au deuil. Il est heureux, il triomphe dans l’universelle ruine. » De l’homme qu’il a servi dix ans il prononce une hypocrite oraison funèbre devant la Chambre des représentai et, quelques heures après, il interdit les honneurs du Moniteur à sa dernière proclamation militaire ; on le surprend disant à Davout : « Qu’il parte, qu’il s’éloigne ; sinon, j’irai l’arrêter moi-même ! » On a beau, à la tribune, dénoncer sa main perfide et parricide, réclamer pour lui parmi les soldats le peloton d’exécution ; il pousse d’une main l’Empereur déchu et, derrière lui, la pâle ombre de Napoléon II loin de la France ; de l’autre, il attire vers Paris les armées anglaise et prussienne, il les traverse pour aller au-devant de Louis XVIII. Ainsi, comme Talleyrand en 1814, il relevait un trône et pensait s’être suffisamment racheté de son passé par le service qu’il venait de rendre aux Bourbons.

De tout cela il fut deux fois payé, ainsi qu’il l’espérait d’abord, ainsi qu’il le méritait presque aussitôt après. Ici l’homme habile par excellence manqua de ce tact dont le jeu continu des révolutions finit par dépouiller les esprits les plus avisés. Il se crut le guide nécessaire, alors qu’on allait l’écarter dédaigneusement du chemin où, dans un moment d’orage, il avait pris audacieusement la tête. Que n’imitait-il Barras ! Celui-ci, aussi