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Vois, ce sont les corbeaux assemblés. Qu’ont-ils donc à se dire ? Là où la terre fraîchement labourée touche à la lande inculte, la troupe s’est abattue, et l’un d’eux prend la parole : « Vous avez vu comment aujourd’hui, sur la route, les chevaux du chasseur vert ont pris peur. Ce fut un galop furieux à travers monts et plaines, champs et prairies, traînant la voiture versée, jusqu’à ce qu’un laboureur arrêtât l’attelage emporté vers la haie des prunelles. » Dans les rangs de l’assemblée court un murmure enroué : « On l’a transporté sans connaissance au village. — L’Habit vert ? — Oui vraiment. — Mais comment cela s’est-il passé et où sont donc les auteurs de l’accident ? — Ce sont, vous le savez, les fils et les parens de notre camarade Haensel, dont l’Habit vert avait brisé l’aile d’un coup de feu. Ils se tinrent sur le bord de la route, et huit d’entre eux se posèrent sur le même pommier. Au moment favorable, ils s’abattirent tous sous les pas des chevaux, en croassant et en agitant leurs ailes. Le fouet s’échappa de la main du conducteur, puis bientôt les rênes. J’étais posé non loin de là sur une borne. Mais les voici qui descendent de ces peupliers. — Où vous êtes-vous donc attardés si longtemps ? — Nous avons trouvé beaucoup de vers blancs dans le champ que laboure là-bas ce garçon, à grand renfort de coups de fouet.


Et le poète conclut : « Vous avez agi comme des fils vaillans, et j’ai célébré votre action devant le peuple. »

Ailleurs[1], reprenant, pour l’étendre outre mesure, la parabole de la grêle vengeresse, Wagner a peint un paysage glaciaire, avec ses hautes aiguilles de cristal, et ses crevasses d’une éclatante blancheur. Certains chapitres de la géologie lui ont enseigné que notre continent présenta jadis pour quelques milliers d’années cet aspect de désolation et il nous menace d’un retour, cette fois définitif, de l’invasion des frimas.


Ce furent les souffrances de la terre qui engendrèrent autrefois ce royaume de l’hiver… Sous le règne cruel de l’homme, les hordes des assassinés se retirèrent vers le Nord, afin d’y prendre leur séjour de printemps : et, pour la première fois, l’air s’y montra si refroidi. L’aurore boréale, lumière sanglante allumée par ces mutilés, indiqua la façade de leur palais, de l’éternel bastion de glace où s’est retirée l’année de la vengeance… Leurs corps de troupes sans cesse renforcés par l’afflux des victimes nouvelles conquirent insensiblement les régions plus méridionales. Les forêts de hêtres reculèrent d’abord : puis, cédèrent les champs cultivés, et la vigne prit enfin la fuite… Ce fut l’égoïsme qui chaque jour étendit davantage sur le royaume terrestre les glaces de l’hiver[2].

  1. III, 34.
  2. Joseph de Maistre, qui n’est pas exempt de tendances mystiques, a fait de la guerre entre les hommes la rançon de leur cruauté envers les animaux, et il a exprimé cette idée dans un style, qui rappelle celui de Wagner. On lit dans le septième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg : « Au-dessus des nombreuses races d’animaux, est placé l’homme, dont la main destructrice n’épargne rien de ce qui vit… Cependant quel être exterminera celui qui les extermine tous… lui a qui il a été déclaré qu’on redemandera jusqu’à la dernière goutte du sang versé injustement par sa main ? C’est la guerre qui accomplira le décret. N’entendez-vous pas la terre qui crie et demande du sang ?… Si la justice humaine frappait tous les coupables, il n’y aurait point de guerres, mais elle ne saurait en atteindre qu’un petit nombre, et, souvent même, elle les épargne, sans se douter que sa féroce humanité contribue à nécessiter la guerre, si, dans le même temps surtout, un autre aveuglément non moins stupide et non moins funeste travaillait à éteindre l’expiation dans le monde. La terre n’a pas crié en vain. La guerre s’allume. L’homme saisi tout à coup d’une fureur divine, étrangère à la haine et à la colère, s’avance sur le champ de bataille, sans savoir ce qu’il veut, ni même ce qu’il fait. Qu’est-ce donc que cette horrible énigme ?… »