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frileusement sur la partie de la plage arrière que défend la tourelle… Eh ! eh ! un rayon de soleil ! Qu’il soit le bienvenu !… Et tout de suite les « kodaks » apparaissent. Songez donc ! L’occasion est unique de fixer sur la plaque tout l’état-major du Fontenoy en grande tenue. Tout à l’heure même, quand le Standart passera, qui sait si l’on ne décrochera pas un cliché sensationnel ? — Mais le salut militaire ? Et l’immobilité ?… Bast ! il n’y a rien d’impossible à un « instantanéiste !… »

Le timonier, cependant, le timonier ne voit-il rien venir ? Il est 9 h. 30, l’escadrille russe doit s’approcher…

On ne voit rien encore : le Cassini a disparu à l’ouest. — Cependant, attendez : quelques fumées estompent, brunissent l’horizon du côté du Dyck et de Calais… Ce doit être eux.

— Enfin, comment se fait-il, s’écrie le commissaire, que vous les attendiez du côté de Calais ? Ça m’intrigue, je l’avoue ; et il semblerait plus naturel que ce fût du côté du nord, de la haute mer ; ou même du côté de l’est, de la Belgique, de la Hollande…

— La géographie vous donne raison, cher commissaire, mais l’hydrographie vous donne tort ; car, au nord, au nord-est et tout le long de la côte jusqu’à l’Escaut, s’étendent des bancs à plus de 20 milles au large, des bancs sur lesquels le Standart, la Svetlana, le Varyag, ne pourraient naviguer en ce moment. Il n’y a d’eau pour eux qu’à l’ouest et, comme nous, l’autre jour, ils passeront forcément devant Gravelines. Par conséquent, pour les navires mouillés en rade de Dunkerque, ils auront l’air de venir de Calais.

9 h. 40. — Les voilà, décidément !… Voilà les Russes ! D’en haut, le timonier distingue les mâts, les pavillons, les coques mêmes… On se précipite, on grimpe sur les passerelles, jumelles à la main : c’est bien eux, dit-on de confiance, car ils sont encore fort loin… Et, tandis que les yeux s’écarquillent, un souvenir singulier me vient, un souvenir bien inopportun !

Tout enfant, j’avais une vieille grand’tante qui habitait l’Artois, sur les confins de Champagne. Elle me racontait 1814 et la peur des Cosaques… « Quand on criait : les voilà, les voilà ! et qu’on les voyait venir de loin, courant sur la route… Ah ! mon petit !… » Elle en avait encore un tremblement, la bonne femme, et moi j’avais peur avec elle… Il me semblait les voir, ces Cosaques, avec de grandes barbes, des dents longues et des yeux féroces, couchés sur leurs petits chevaux… et une lance ! une lance