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de sujet. Et, si nous insistons sur ce point, — sans parler de l’intérêt qu’il offre pour la théorie de la véritable invention, — c’est que rien n’a contribué davantage à différencier insensiblement la matière proprement tragique de la matière épique et de la matière lyrique.

En un certain sens, et du moment qu’elle a existé, ou que l’on en admet l’existence, la réalité s’impose tout entière à l’inspiration du poète épique, et s’il raconte le retour d’Ulysse, il n’a pas le droit, en un certain sens, d’omettre aucun des épisodes, ni, dans le récit de ces épisodes, aucune des circonstances qui ont contrarié le retour d’Ulysse. Nous attendons de lui le récit de tout ce qui est arrivé. Des considérations de goût ou d’opportunité peuvent d’ailleurs intervenir, et le dissuader de mettre en œuvre telle ou telle partie de son sujet, mais ces considérations n’ont rien de « contraignant, » et elles ne s’engendrent point de la constitution même de l’épopée. D’un autre côté, dans un autre genre, le poète lyrique est maître de son développement, dans l’élégie comme dans l’ode, qu’il chante ses amours ou qu’il célèbre le vainqueur des jeux. On ne lui demande que d’être lui-même, et quelque sujet qu’il traite, ce qu’il lui plaira d’en dire n’a point de bornes « naturelles » ou n’en trouve que dans l’ampleur même de son inspiration : nous lui permettons d’ensevelir une maîtresse aimée dans une épigramme de six vers, ou, s’il le préfère, de la pleurer dans tout un long poème. Mais il faut à la tragédie des sujets qui « entrent en forme, » si je puis ainsi parler, et quand il les a choisis, ni le poète n’est maître du développement à leur donner, ni toutes les circonstances n’en répondent toujours aux exigences de l’art. Pour être « dramatique, » un sujet ne doit pas seulement s’adapter aux conditions matérielles de la scène, — et encore y fallait-il joindre en Grèce les conditions du concours, — mais il doit encore se développer conformément à sa propre constitution ; et c’est pourquoi des aventures extrêmement romanesques se trouvent n’être nullement dramatiques. Telles sont précisément la plupart de celles d’Ulysse dans l’Odyssée. Mais, de « dramatique, » pour devenir vraiment « tragique, » il faut encore qu’un sujet, horrible en soi comme celui d’Agamemnon ou d’Œdipe roi, ne soit pas incapable de revêtir quelque noblesse, de même ou à peu près qu’un mouvement ne devient sculptural que dans l’imperceptible instant de son passage à l’état statique. Ce sont toutes ces raisons,