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l’amour, celle de la charité, celle même de la pitié, honnie de Zarathoustra.

En somme, la psychologie et la sociologie de Nietzsche, malgré tant d’observations profondes, demeurent paradoxales, et le principe qui fait de la méchanceté la fonction naturelle et normale de la vie est le cauchemar d’un cerveau malade. Seul le ton apocalyptique de Nietzsche lui permet d’affirmer, sans le prouver, que les bons travaillent à l’annihilation de l’homme ; en réalité, ce sont « les valeurs » qu’il met en avant, lui, qui sont « nihilistes. » Déchaînez sur la terre humaine l’égoïsme, l’esprit de domination, la volupté, la paresse, l’intempérance, l’orgueil, l’envie, l’avarice, la violence, la haine, la cruauté, et vous verrez si ces ouvriers cyclopéens bâtiront une tour de Babel capable de dépasser les nues, ou si, au contraire, ils ne feront pas crouler en ruines tout ce que l’humanité avait élevé à force de travail et de dévouement.

Prétendre que toute morale, comme telle, rabaisse et affaisse l’homme, et cela en le rendant sociable, c’est-à-dire en centuplant ses forces par celles d’autrui, — c’est pousser un peu trop loin le désir de se singulariser. D’ailleurs, que va-t-il faire lui-même, cet « immoraliste, » sinon de nous prêcher une nouvelle morale, — nouvelle à ses yeux, veux-je dire. Une fois mis de côté les paradoxes, les figures de rhétorique et de poésie, le prétendu immoraliste redevient un moraliste, souvent très fin et profond, presque toujours austère, sévère et « dur. » Car il est de ceux qui sont persuadés que « qui aime bien châtie bien. » Ce chantre de la « volupté » finit par faire un magnifique éloge de la « souffrance, » et l’apparent épicurien se métamorphose en stoïque à l’œil sec. Enfin, après avoir déclaré que tout idéal est une chimère antinaturelle et ennemie de la vie, il va nous proposer son Surhomme, qui est un homme idéal, plus ou moins bien conçu, mais enfin idéal. Il va s’enthousiasmer pour la venue de Surhomme, du véritable Antéchrist, comme les apôtres du premier siècle attendaient la venue du Fils de l’homme sur les nuées et la fin prochaine du monde.

III

Bien vieille est la théorie païenne du Surhomme, qui, par delà la loi morale comme la loi civile, revient à la nature pour dé-