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et l’ont pratiquée autrement que les jésuites. Aussi n’étaient-ils pas parmi les ordres vraiment menacés, et, lorsqu’ils se sont posé la question de savoir s’ils pouvaient demander l’autorisation, ils ne se sont pas dit, comme d’autres, qu’ils n’avaient aucune chance de l’obtenir. Cette fois la conscience, aux prises avec le problème le plus délicat, était plutôt sollicitée dans le sens de la conciliation par l’espoir d’un avantage terrestre dont le prix était très élevé. Avec quelle angoisse les pères bénédictins n’ont-ils pas dû envisager la pensée d’abandonner de nouveau cette admirable abbaye de Solesmes, cette gracieuse abbaye de Ligugé, et d’autres encore d’où ils avaient été chassés déjà il y a vingt ans et où ils avaient été si heureux de rentrer ? Pourtant ils s’y sont résignés, et, à quelque point de vue qu’on se place, même si on regrette leur résolution et nous la regrettons, on est bien obligé de reconnaître qu’il y a là quelque chose de noble et de grand, comme l’est toujours une victoire de la volonté sur des intérêts très chers, sacrifiés à d’autres intérêts qu’on juge plus précieux encore et d’un ordre plus relevé. Ceux qui s’intéressent aux choses de l’âme, et qui les mettent au-dessus de toutes les autres, seront vivement touchés de la résolution prise par les bénédictins et de la simplicité avec laquelle ils l’ont accomplie. D’autres, les carmes par exemple, les ont imités. Eux non plus n’ont fait entendre aucune protestation : ils se sont tus et sont partis, donnant un exemple que nous ne conseillerons à personne de suivre, mais qu’il est impossible de ne pas admirer.

Il faut remarquer ici la différence entre la conduite des jésuites et celle des bénédictins ou des carmes ; non pas pour les opposer l’une à l’autre, car elles sont également légitimes et respectables ; mais seulement pour montrer que le même cas comporte plusieurs solutions. Les jésuites, sentant l’impossibilité pour eux de continuer de vivre en France ut sunt, comme ils sont, ont préféré y vivre autrement et ne pas la quitter. Ils se sont volontairement dispersés. De tous les ordres réguliers, c’est celui dont la sécularisation est la plus facile, car ils vivent déjà beaucoup dans le monde, et la nature même de leurs œuvres, qui sont surtout des œuvres de direction et d’enseignement, les met en relations continuelles avec un très grand nombre de personnes. Ils peuvent en outre, comme ils l’ont dit dans leur Déclaration, se dissoudre sans renoncer à veiller sur les œuvres, et peut-être même pour continuer d’y veiller plus sûrement. Ils se sont donc dispersés, et les voilà devenus prêtres libres. Dans cette situation nouvelle, la loi cesse de les atteindre, puisque leur congrégation n’existe plus. Simples citoyens, les anciens jésuites exercent les