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fait acheter telles ou telles « vertus, » plus ou moins dignes de ce nom, aux dépens de certaines qualités naturelles, il dit une banalité ; s’il ajoute que la morale a eu ses erreurs et sur bien des points, doit être rectifiée, il dit encore une banalité ; car qui prétendra que l’idéal de saint Siméon stylite, par exemple, soit, pour le chrétien même, le véritable idéal du XXe siècle ? Mais s’il veut nous persuader que, dès qu’on moralise la bête humaine, on la fait dégénérer, que les Socrate, les Thraséas, les Helvidius Priscus, les Vincent de Paul sont des hommes « ratés » et « abâtardis, » c’est délire pur et simple. Nietzsche n’a pas assez d’amère ironie pour tous ceux qui ont besoin de la société au lieu de s’enfermer dans leur moi ; il croit que ce sont là les faibles, les médiocres, les « esclaves. » Mais la science naturelle est la première à nous enseigner que les « bêtes de troupeau » ont, dans la lutte pour la vie, vaincu les bêtes de proie solitaires, les grands pachydermes des temps héroïques, les grands fauves, — lions ou tigres, — des temps plus rapprochés. Il n’est pas exact que la force d’un être engendre par elle-même son insociabilité et que les vrais forts aiment l’isolement. Les éléphans sont forts, et ils aiment la société. Les grands singes sont forts, et ils aiment la société. Les hommes préhistoriques étaient forts, et, eux aussi, ils aimaient la société. Le maître final du globe, celui qui a triomphé et triomphe encore de toutes les espèces, c’est précisément la bête de troupeau par excellence, c’est l’homme. L’adorateur germanique des bêtes de proie ne voit pas que ses dieux animaux sont précisément ceux qui sont en voie d’extinction : nous assistons au crépuscule des grands félins, auxquels a manqué cet élément de durée si dédaigné de Nietzsche : la douceur.

En vain Nietzsche prétend que la « volonté de puissance » bien entendue, manque dans les plus hautes valeurs de l’humanité, dans les valeurs morales, et que sagesse, maîtrise de soi, courage, tempérance, justice bienfaisante, bonté, sont des signes d’impuissance, des stigmates de faiblesse et de dégénérescence, de vie descendante et de « nihilisme. » Est-ce que le juste qui domine ses instincts animaux, en vue d’une loi commune à tous les êtres intelligens, est un impuissant et un « raté ? » Est-ce que le bienfaisant qui se dévoue et même se sacrifie au bonheur de ses semblables est un « anémique, » exsangue, épuisé, voisin de l’anéantissement ? Nietzsche a lui-même, avec