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envoie sur la terre des hommes qui ont le goût de risquer leur vie pour découvrir des nouvelles, parfois très loin, d’autres fois tout près, en n’importe quel lieu où l’on a commis une faute contre l’État. Bien rares sont ces hommes, et bien rares, parmi eux, ceux qui remplissent vraiment leur mission. » C’est parmi ces hommes que le jeune Kim rêve de prendre sa place. Tout son être se soulève d’enthousiasme à la pensée qu’il pourra un jour, comme les autres agens de la police secrète, « jouir de la dignité d’être désigné par une lettre et un numéro. » Et l’on entend bien que, pour y parvenir, il ne se fait pas scrupule d’espionner ses meilleurs amis, sans jamais cesser d’être — ou, en tous cas, de s’efforcer d’être — le jovial et sympathique frère de Samuel Weller.

Au reste, Kim est un Européen, loyal sujet anglais, et nous sommes prêts à comprendre qu’il accepte de jouer ce rôle d’espion auprès des indigènes. Mais Kim, ainsi que je l’ai dit, ne joue dans le livre qu’un rôle assez vague ; et les véritables héros, ceux qui seuls ont pu réveiller l’apathie de M. Kipling, sont trois indigènes, un Afghan et deux Hindous, qui, si leur utilité peut avoir de quoi réjouir le cœur d’un Anglais, n’en appartiennent pas moins à une espèce d’hommes tout à fait fâcheuse. Ils ont beau plaisanter, gambader, s’ingénier à mille pitreries pour nous divertir : nous songeons au métier qu’ils se sont choisi, et qu’ils pratiquent d’ailleurs avec une conscience admirable ; nous songeons que les risques où ils s’exposent ne dépassent pas sensiblement ceux que court tout homme qui gagne sa vie à trahir ses frères ; et nous nous étonnons que l’auteur ne semble jamais penser à eux que pour les admirer.

M. Rudyard Kipling, décidément, manque trop du sentiment chrétien pour occuper d’une façon durable, dans la littérature anglaise, la grande place restée vacante depuis la mort de Dickens. Je n’oublie pas que, l’autre semaine encore, dans un congrès d’évêques anglicans, — en réponse à l’évêque de Calcutta, qui reprochait à l’auteur de Kim de « diffamer la société anglo-indienne, » — l’évêque de Londres a déclaré, « avec des larmes dans les yeux, » que, l’auteur de Kim était un « poète impérial, » et ajouté : « Comment une église pourrait-elle se dire catholique qui ne commencerait point par être impérialiste ? » Je consens que M. Kipling soit, à ce point de vue, le plus « catholique » des écrivains anglais : mais à coup sûr il n’est pas chrétien. Il méprise trop la partie considérable de l’humanité qui, déjà soumise ou non à l’empire anglais, n’a point le privilège d’être anglaise de naissance. Il sait décrire les mœurs des Sikhs, des Dogras, et des Mahrattes : mais il