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dépravé : Nietzsche prétend, à son tour, que l’homme qui aime la société de ses semblables est un animal dépravé ! Le continuateur de Rousseau, égaré à notre époque, nous annonce comme une nouveauté que la civilisation, en faisant de l’homme une bête de troupeau et surtout une bête morale, a produit la décadence de l’espèce humaine. « De tout temps, dit Nietzsche, on a voulu améliorer les hommes ; c’est cela, avant tout, qui s’est appelé la morale. La domestication de la bête humaine, tout aussi bien que l’élevage d’une espèce d’hommes déterminée, est une amélioration. » En parlant ainsi, Nietzsche assimile deux choses opposées : la culture de l’homme pour l’homme, et la domestication de l’animal pour le service de l’homme. Il y a cependant quelque différence, semble-t-il, entre élever des hommes selon des règles rationnelles et humaines, ou domestiquer des chats, des chiens, des lions et des tigres pour des besoins qui n’ont plus rien de canin ou de félin et qui sont les besoins d’un autre animal, d’une autre « bête, » si l’on veut parler comme Nietzsche. Ce dernier n’en confond pas moins la domestication de l’animal et la civilisation de l’homme. « Qui sait ce qui arrive dans les ménageries ? dit-il ; mais je doute bien que la bête y soit améliorée. On l’affaiblit, on la rend moins dangereuse, par le sentiment dépressif de la crainte, par la douleur et les blessures ; on en fait la bête malade. Il n’en est pas autrement de l’homme apprivoisé. » Et Nietzsche en revient à son éternel culte de la noble « bête blonde, » traduisez le « vieux Germain »[1]. Il nous peint un de ces Germains rendu meilleur par la morale chrétienne, c’est-à-dire affaibli et amolli, ce qui est pour lui synonyme d’adouci. Heureusement, nous avons eu des Borgia et des Bonaparte, mais en quantité insuffisante, si bien que les œuvres de ces « maîtres, » de ces bienfaiteurs et régénérateurs, ont été contrariées et annulées par le troupeau « servile. »

Mais quoi ? Si Nietzsche veut dire que la morale des civilisés affaiblit certaines énergies sauvages de l’homme, il dit une banalité ; et, s’il en veut conclure que l’homme, affaibli dans ses énergies brutales, n’a pas gagné par compensation des énergies supérieures, surtout d’ordre intellectuel et moral, il ne dit alors une prétendue nouveauté que sous la forme d’une insanité. De même, s’il soutient que la morale, chrétienne ou autre, a parfois

  1. Crépuscule des idoles, p. 158.