Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/94

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

II

L’erreur initiale de Nietzsche sur la nature de l’activité, qu’il confond avec l’agression, entraîne sa théorie de la société humaine, aussi inexacte que son idée de la vie individuelle. Nietzsche prétend que « la société est, au fond, contre nature, » parce qu’elle contrarie sur beaucoup de points l’expansion de la nature individuelle. Les forts, dit Nietzsche, « aspirent à se séparer, comme les faibles à s’unir ; » si les premiers forment société, c’est « en vue d’une action agressive commune, pour la satisfaction commune de leur volonté de puissance. » « Leur conscience individuelle, ajoute Nietzsche, répugne beaucoup à cette action en commun. » Les faibles, eux, se mettent en rangs serrés pour le plaisir qu’ils éprouvent à ce groupement, et par là leur instinct est satisfait ; tout au contraire, l’instinct des « maîtres de naissance (c’est-à-dire de l’espèce homme, animal de proie et solitaire) est irrité et foncièrement troublé par l’organisation. » Ainsi, selon Nietzsche comme selon Stirner, serait renversée la vieille définition d’Aristote qui croyait que, pour vivre seul, il faut être une brute ou un dieu. Au lieu de dire : l’homme est naturellement sociable, Nietzsche nous révèle qu’il est naturellement insociable. Encore les grands fauves admirés de Nietzsche ont-ils une famille, ce qui est un commencement de société. Les singes, qui ne passent pas pour être inférieurs en intelligence aux tigres, vivent en société ; les premiers hommes, aussi loin que la science peut atteindre leurs vestiges, vivaient eux-mêmes en société ; et Nietzsche espère nous faire croire, dans son romantisme de solitude, que l’Homo est un être essentiellement solitaire !

Rousseau avait prétendu que l’homme qui pense est un animal

    de tout ce qui n’est pas lui. (Wille zur Macht !) Ainsi pour les plantes, ainsi pour les animaux, ainsi pour les hommes… Faible, l’homme se laisse réduire à un minimum qui est en raison même de sa faiblesse (morale des esclaves). Fort, il empiète et dévore dans la mesure de sa force (morale des maîtres). Il ne s’arrête qu’aux barrières infranchissables (insatiabilité de Nietzsche). « Le pouvoir est oppresseur par nature. Le sentiment de justice développé par l’instruction n’est lui-même qu’un assez frêle obstacle. L’instinct envahisseur perce et pénètre dès qu’il ne sent plus de résistance, et se fait illusion de la meilleure loi du monde, avec les plus beaux prétextes… La fraternité n’est que l’impossibilité de tuer son frère. » C’est devant toute cette page que Nietzsche, s’il l’a lue, a dû mettre : Moi !