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prix que toutes les passions tenues jusqu’ici pour mauvaises changent de « valeur, » deviennent les expressions de la foncière activité vitale, les vraies valeurs bonnes, — entendez avantageuses à la vie et à son déploiement, — les moyens d’ascension vitale par opposition aux émotions dépressives et descendantes, aux valeurs de dégénérescence[1]. Le tigre déchire sa proie et dort, voilà le modèle fourni par la nature ; l’homme fort et cruel tue son semblable, cela est dans l’ordre, cela est digne du tigre ; mais l’homme « veille, » voilà le mal, voilà la décadence, l’infériorité du civilisé par rapport au tigre ou au grand fauve des bois, au vieux Germain destructeur, ou encore à l’anthropophage qui ne connaît pas « la mauvaise conscience. »

Le système entier de Nietzsche a pour germe une confusion, celle de l’activité avec l’agressivité, comme si on ne pouvait jamais agir que contre quelqu’un, jamais contre les choses avec quelqu’un et pour quelqu’un, avec tous et pour tous. De ce que toute activité rencontre résistance, Nietzsche conclut, avec les stoïciens, qu’elle est travail et lutte ; soit, mais il ajoute qu’elle est lutte contre autrui, ce qui constitue le plus manifeste paralogisme. Les cas de lutte entre une activité et d’autres activités sont sans doute extrêmement nombreux, mais ils ne sont pas tous les cas possibles ou réels d’activité. En outre, au lieu de constituer le fond même de l’activité, la lutte n’en est qu’une imitation extérieure[2].

Qu’on y fasse attention : si agir n’est pas nécessairement attaquer autrui ; si même c’est souvent aider autrui ; s’il faut autant et plus d’activité pour rendre service que pour nuire, pour guérir que pour blesser, pour aimer que pour haïr, pour pardonner que pour se venger, pour rendre le bien que pour rendre le mal ; alors tout l’édifice de Nietzsche s’écroule par la base, toute la prétendue supériorité des mauvaises passions sur les bonnes, des mauvaises actions sur les bonnes, n’apparaît plus que comme une gigantesque mystification, vainement dissimulée sous le flamboiement du style.

  1. L’Antéchrist, p. 117.
  2. Je ne sais si Nietzsche avait lu Blanqui : à coup sûr, ce dernier est un de ses ancêtres. Non seulement Blanqui a soutenu l’éternel retour et l’existence d’une infinité de Blanquis dans l’infinité de l’espace, mais il a soutenu aussi la théorie de « la volonté insatiable de domination. » Écoutez-le, et dites si vous ne croyez pas entendre Nietzsche en personne : « Il y a chez l’homme une tendance native, une force d’expansion et d’envahissement qui le pousse à se développer aux dépens