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Thackeray, tout enfant, revenait des Indes, conduit par une vieille négresse dévouée à sa famille. Ils relâchèrent à Sainte-Hélène : « Tiens, dit la bonne à l’enfant, là-bas demeure un homme qui se nourrit de sang humain et que les Anglais ont enchaîné. » Et la reine de Wurtemberg, fille de George III, belle-mère de Jérôme Bonaparte, — une princesse qui avait vu de près et souvent Napoléon, qui avait reçu de lui des preuves de respect et de généreuse sympathie, — regardait un jour le portrait du prisonnier de Sainte-Hélène… Quelqu’un dit devant elle : « Voilà Satan en personne ! » Sur quoi la reine dit gravement : » Ne calomnions pas l’Ennemi des hommes ! » Lorsque les reines et les nourrices disent de pareilles choses, que ne faudra-t-il pas pardonner aux pauvres caricaturistes dont le métier est d’exagérer, sinon de mentir ?

Il arrive un moment où cette gaîté forcée devient macabre. Témoin ce dessin de Gillray qui représente la révolte de l’Europe contre son tyran. Napoléon s’avance dans la « vallée de l’ombre de la Mort, » un de ces paysages allégoriques où l’imagination d’un Bunyan rendait visibles les angoisses, les remords, les vengeances de sa religion. L’Empereur, qui porte sur son front, non pas une vulgaire terreur, mais le sombre et muet désespoir des grands réprouvés, marche au-devant de son destin. De cette plaine jonchée de cadavres, sortent des bras qui le menacent, s’élèvent des voix qui le maudissent. Tous les fauves sont déchaînés et se dressent autour de lui la gueule béante, furieux, affamés, formidables, depuis l’ours, russe jusqu’au lion britannique. L’aigle prussien à deux têtes, essayant de voler, agite désespérément les moignons sanglans et mutilés de ses ailes que le tyran a rognées. La Mort, qui conduit l’attaque, a choisi pour sa monture la mule d’Espagne, qui hennit sous son étrange cavalier. Comment l’artiste s’y est-il pris pour répandre l’infernale joie du triomphe sur cette face qui n’est pas une face, sur ce visage qui n’a point d’yeux ni de bouche ? Dans l’ombre commençante de la folie qui descendait sur lui, l’avait-il entrevue, celle qui rapproche dans une défaite commune les vainqueurs et les vaincus de la vie, Napoléon maître du monde et l’humble artiste qui gagnait son pain en l’insultant ?

C’est lui qu’elle toucha le premier. Lorsque le crayon lui glissa des mains, le jeune Cruikshank et le vétéran Rowlandson prirent sa place. L’un illustra de son mieux la retraite de Russie