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s’empressa de profiter. Une des fantaisies les plus amusantes de Gillray représente John Bull à table, se bourrant, à s’étouffer, de toutes les bonnes choses qu’on lui sert. Chaque plat contient une nouvelle prise faite sur l’ennemi. « Comment, coquins ! crie-t-il à ses amiraux, déguisés en cuisiniers. Encore une frégate ! Vous avez donc juré de me faire mourir d’indigestion ! » Malheureusement pour John Bull, ses alliés du continent étaient loin d’être aussi heureux sur terre. Lorsque Pitt se déroba en 1802 pour ne pas signer la paix d’Amiens, Gillray expliqua la situation avec un geste et un mot qui rendent tout commentaire inutile. Pitt dit à son compère Addington : « Harry, tenez mes cartes : j’ai besoin de m’absenter un moment. » Les pygmées se glissent comme ils peuvent dans la défroque des géans. Tel, parmi les nouveaux ministres, émerge piteusement des bottes de son prédécesseur où il est englouti ; tel autre est enterré sous le chapeau du ministre sortant qui lui tombe jusqu’aux épaules et l’écrase. Un troisième semble un enfant qui s’est affublé, pour jouer une charade, de la douillette du grand-père. Quand on ne le saurait déjà, on devinerait, à voir ces dessins, que le changement de personnel est une feinte, la paix une simple trêve. En effet, la guerre va bientôt recommencer, la double guerre du canon et du burin. Mais ce n’est plus à dame République qu’on la fait. Elle a cessé de vivre et Rowlandson dresse son acte de décès. Près du lit de la défunte, se tient une garde en qui nous reconnaissons l’abbé Sieyès : « Comment est-elle morte ? » lui demande-t-on. Il répond : « En donnant le jour à cet enfant-là. » Le poupon qu’il tient dans les bras et qui joue avec une couronne impériale, c’est Napoléon Bonaparte, le nouveau maître de la France.


III

C’est sur lui que va se concentrer tout l’effort, le talent, la haine des caricaturistes. Pendant dix ans, Boney (c’est par cette abréviation familière qu’ils désignent leur grand ennemi, comme s’ils croyaient diminuer son génie en raccourcissant son nom de deux syllabes ! ) revient sans cesse sous leur crayon. Comme ils travestissent son nom, ils défigurent sa physionomie, son caractère, son passé, sa famille et ses serviteurs, tout ce qui tient à lui. Chaque jour ajoute un trait à cette légende, qui est vraiment