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cette même opposition entre la volonté active et la passion, Nietzsche fait un admirable éloge de la souffrance, à laquelle il attribue (thèse bien connue déjà) les progrès de l’humanité. Il parle en platonicien, il parle en stoïcien, il parle en chrétien. Mais que peut signifier encore cet éloge de la douleur dans une doctrine qui n’admet aucun bien réel, aucune vraie fin en vue de laquelle la douleur puisse servir de moyen ? Car nous répéter sans cesse : « De la puissance, plus de puissance ! » ce n’est rien dire, ce n’est rien poser, ce n’est rien créer. Nietzsche, nous l’avons vu, méprise la raison, il traite Descartes de « superficiel » pour avoir fait de la raison autre chose qu’un simple instrument. Mais la douleur est elle-même un instrument ; le « contentement » est aussi pour Nietzsche un instrument et ne vaut pas par soi ; où trouverons-nous donc enfin quelque chose qui ne soit pas un instrument ? — « La puissance. » — C’est là, au contraire, l’instrument des instrumens, c’est même un nom abstrait pour désigner l’instrument ! Pouvoir, c’est avoir le moyen de… Zarathoustra ne nous a jamais dit de quoi. De plus, si la souffrance est bonne, si nous devons « dire oui à la souffrance, » pourquoi Nietzsche prétend-il que nous disions non à la souffrance d’autrui, que nous refusions de la mettre en commun pour la combattre en commun ? Enfin, Nietzsche veut voir se réaliser toutes les formes de la vie ; mais pourquoi, parmi ces formes, attaque-t-il avec acharnement celles dont l’humanité a précisément vécu : les formes morales, non seulement la justice, mais la bonté, la charité, la pitié même ? Pourquoi veut-il borner la « vie débordante » à ses manifestations agressives et guerrières, comme un barbare qui s’imaginerait que la chasse aux bêtes ou à l’homme est la seule forme possible de vie supérieure ? Une mère qui prend soin de son enfant, qui s’en occupe tout le jour, qui le veille la nuit, qui est attentive à son moindre cri et à son moindre geste, qui se donne tout entière pour lui, qui se dévoue au besoin pour lui, une telle mère est sans doute « active » : en quoi est-elle « agressive » ? Lors donc que Nietzsche identifie action et agression, il se moque de nous, ou plutôt il se moque de lui-même, comme il arrive à toute raison déraisonnante. C’est à ce prix qu’il définit les émotions actives par « l’action de subjuguer, » l’ « exploitation, » l’ « ambition, » la « cupidité, » la « cruauté » même, le plaisir de faire le mal pour faire le mal, de détruire pour détruire, de dominer pour dominer. C’est à ce