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nos jours, « dit non à tout ce qui représente le mouvement ascendant de la vie, à tout ce qui est l’affirmation de soi sur la terre.[1] » Le christianisme dénature toutes les valeurs naturelles. Aussi, par opposition au christianisme, nous voyons Nietzsche, dans son sermon sur les Trois maux, proclamer vertus souveraines : la volupté, le désir de domination et l’égoïsme. Les péchés capitaux du chrétien deviennent les vertus capitales de l’antéchrist. « S’il m’est démontré, s’écrie Nietzsche dans une page célèbre, que la dureté, la cruauté, la ruse, l’audace téméraire, l’humeur batailleuse, sont de nature à augmenter la vitalité de l’homme, je dirai oui au mal et au péché… El si je découvre que la vérité, la vertu, le bien, en un mot toutes les valeurs révérées et respectées jusqu’à présent par les hommes sont nuisibles à la vie, je dirai non à la science et à la morale. »

S’il m’est démontré ! — Vous admettez donc des démonstrations, vous qui avez soutenu que les valeurs ne se démontrent pas ? Vous croyez aux raisons scientifiques, vous qui avez persiflé la science ? Mais, précisément, ce qui se démontre, par raisons psychologiques et par raisons sociologiques, c’est le contraire même de votre « découverte » que la dureté, la cruauté et les mauvaises passions sont de bonnes passions. Vous parlez comme quelqu’un qui déclarerait : — « Je dirai oui au typhus, à la lèpre, au choléra, à la peste, à la syphilis et à la débauche, à l’absinthisme et à l’ivrognerie, à l’épilepsie, à la folie, à toutes les maladies et à tous les vices, s’il m’est démontré qu’ils sont propres à augmenter la vitalité de l’homme. » En entendant une telle déclaration de foi, tous les physiologistes et tous les hygiénistes s’écrieraient : « Malheureux, avec cette manière d’accroître la vitalité, vous n’en avez pas pour quinze jours à vivre ! » D’ailleurs, si Nietzsche parvenait en effet à démontrer que ce qu’on a nommé le bien est le mal, il s’ensuivrait simplement qu’on s’est trompé jusqu’ici sur la détermination du bien, de la vertu et de la santé morale ; il n’en résulterait pas que le bien par lui-même soit le mal, ni que la santé soit la maladie. Cette page tant vantée, avec toute son éloquence, est un tissu de contradictions, qui viennent se suspendre à une inconséquence fondamentale : pourquoi, en effet, voulez-vous vous-même si passionnément et si noblement l’élévation de la vie, sinon parce que c’est à vos yeux le

  1. L’Antéchrist, p. 273.