Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/865

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aujourd’hui trop âgé pour changer impunément de vie et d’occupations, pour s’acclimater en des habitudes nouvelles.

Enfant unique, frêle et délicat dès ses premières années, Christian Wagner se vit un instant destiné par ses parens à l’état de maître d’école ; si telle fut l’origine de son goût impérieux pour la culture intellectuelle, il n’en conserve pas moins le mérite de toute celle qu’il acquit par la suite, car il ne demeura que six semaines dans l’établissement préparatoire où l’on se disposait à commencer son instruction. Une maladie qui l’atteignit alors, et la pauvreté de ses parens, incapables de continuer plus longtemps des sacrifices au-dessus de leur pouvoir, mirent bientôt fin à celle expérience. Mais, depuis lors, l’enfant ne cessa de se procurer des livres et d’orner de son mieux sa mémoire, en sorte qu’il s’acquit, à la longue, des connaissances que nous comparerions volontiers à celles d’un rhétoricien de nos lycées.

Les souvenirs de jeunesse qu’il a confiés à son historien, M. Weltrich, témoignent d’un affinement précoce de l’intelligence et de la sensibilité. C’est ainsi qu’il garde en sa mémoire l’impression pénible que lui laissaient dès lors les jugemens sommaires d’une voisine, paysanne positive et âpre au gain. Par principe, cette femme traitait d’honnêtes gens, de personnes convenables, tous ceux qui vivaient dans l’aisance autour d’elle, réservant au contraire l’épithète de vauriens ou de gueux aux moins favorisés de la fortune. « Je veux, écrit Wagner, qu’on me nomme le plus effronté des menteurs, si jamais dans l’âme de cette femme se sont élevées des pensées différentes de celles-ci : Combien tel ou tel récolte-t-il de gerbes, combien de sacs de pommes de terre, de livres de chanvre ou de lin ? Combien de lard et de viande cette famille a-t-elle consommé depuis quelque temps ? Je ne puis dire qu’elle ait jamais été déplaisante envers moi, mais elle blessait ma vie intérieure, et insultait à mon idéal : c’était le plus grand dommage qu’elle fût capable de me causer. Cette agitation affairée, ce perpétuel bavardage sur la nécessité de l’économie remplissait les oreilles, troublait toute harmonie intime, couvrait de boue toute image de beauté’. Véritablement, cette personne terre à terre a peut-être éveillé dans mon âme une réaction semblable à celle que produisit en Luther le placard de Tefzel, le poussant invinciblement à la résistance, et le jetant dans sa tâche réformatrice. » Ces sensations