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imperturbable ; mais, si vous avez épanché suffisamment le trop-plein de vos considérations spirituelles, permettez-moi de poursuivre et de vous exposer la palingénésie de Schopenhauer, ou migration de la Volonté seule, non plus accompagnée cette fois d’intelligence, ni, par conséquent, de mémoire. Et d’abord il est un rapprochement amusant que je ne m’interdirai pas, bien qu’il vienne à l’appui de vos dires, et vous fournisse des armes contre moi. Oui, pour établir l’existence de la palingénésie, Schopenhauer se fonde, comme l’insinue Nietzsche, sur un antique préjugé populaire, sur la comparaison instituée par nos plus lointains ancêtres. En un mot, l’analogie du sommeil et de la mort lui fournit son premier et son plus ferme argument.

Ici, mon ami saisit sur sa table un exemplaire assez fatigué des supplémens au Monde comme Volonté et me lut ce passage : « Que la mouche qui bourdonne autour de moi s’endorme le soir, et bourdonne de nouveau le matin ; ou bien qu’elle meure le soir, pour que, au printemps prochain, une autre mouche, sortie de son œuf, revienne vibrer à mes oreilles, cela est en soi la même chose. » Et il poursuivit en déposant le volume :

« De même que nous ne pouvons nous réveiller au matin qu’à la condition de nous être endormis le soir, ainsi, de l’avis de Schopenhauer, un être ne peut s’éveiller ici-bas à la vie sans qu’un autre s’y soit endormi préalablement. La mort est la condition même de la naissance. En un mot, ce que le sommeil est pour l’individu, la Mort l’est pour la Volonté, principe de notre être et de notre vie. »

— En effet, dis-je, si l’on y réfléchit, c’est bien là le principe de la migration des âmes, et je pressens ce que vous allez en tirer. Mais je me souviens aussi des preuves ridicules que votre philosophe apporte à l’appui de sa prétendue découverte. L’histoire établit à son gré qu’il existe une relation entre les morts et les naissances dans le sein de l’espèce. On constaterait par exemple une plus grande fécondité du genre humain à la suite des épidémies dévastatrices. Lorsque, au XIVe siècle, la peste notre eut dépeuplé l’ancien continent, l’humanité se révéla merveilleusement prolifique, et les naissances de jumeaux furent très fréquentes. Même on observa que les enfans nés vers cette époque n’avaient pas leur dentition complète, parce que la Nature, pour soutenir un effort inusité de production, « devait se montrer avare dans le détail. » Est-il rien de plus bouffon ?