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Ne croyez pas davantage qu’il ait été jadis un étudiant à pipe de porcelaine, attablé devant son pot de bière, et portant la minuscule toque ou l’écharpe multicolore de quelque corps aristocratique, avec, sur sa joue imberbe, les éraflures honorables de mainte tranchante rapière. Non ; c’était alors un garçon d’aspect débonnaire sous son chapeau de feutre mou, et à l’aise dans son complet anglais bien confortable, préférant comme moi-même la promenade hygiénique du milieu du jour à la salle étouffante des Mensuren, et jugeant que toutes les traditions baroques du « Comment, » salutaires peut-être dans le passé, ne sont aujourd’hui qu’occasions incessantes de flânerie, et certitude de perte de temps. Ce n’est pas qu’il manque d’enthousiasme, bien au contraire : il possède cette passion persévérante et froide pour la discipline une fois choisie qui a fait les triomphes de l’érudition germanique, comme ceux du corps des officiers prussiens. Cet homme a d’ailleurs des clartés de tout ; je l’ai vu travailler dans les salles de dissection de la faculté de médecine, comme dans les serres admirablement garnies de ce beau jardin botanique qui s’étend au couchant vers le Rhin. Néanmoins la philologie orientale a gardé ses préférences, et la civilisation de l’Inde antique est l’objet de son cours à l’Université.

Il habite, près de l’Anlage aux frais ombrages, une coquette villa dont les fenêtres ont vue sur les pentes vertes du Heiligenberg, vêtues de taillis et de vignes, couronnées par la tourelle de grès rouge qu’y ont dressée les soins de l’ « Association d’embellissemens » de la région. Sur les flancs de l’escarpement, on distingue ce Chemin des philosophes, que nous avons souvent arpenté de compagnie. Là méditèrent Creuzer, Bluntschli, Helmholtz, Bunsen et Treitschke. Là, trois quarts de siècle avant nous, Victor Cousin, dans l’ardeur de sa jeunesse philosophique, se promena longuement aux côtés de l’élève favori d’Hegel, Carové, commentant la nouvelle Encyclopédie, cherchant à obtenir du disciple les éclaircissemens que lui refusait la réserve ironique du maître. En y montant par l’étroite Hirschgasse, propre aux duels d’étudians, on voit des files de petits cyprès sombres qui escaladent devant vous les pentes de gazon, et semblent les spectres de ces Illustres, revenus pour montrer aux générations grandissantes la voie de la sagesse.

C’est en face de ce paysage à la fois historique et familier que je m’étendis bientôt dans un vaste fauteuil de cuir, près du