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vingt fois recommencés ! Le résultat de tant de travail est mis à la portée d’un coup d’œil par la disposition dont les auteurs du Dictionnaire nous ont tout à l’heure donné la formule. Elle instruit par elle-même et sans avoir besoin de commentaire ; elle charme l’esprit autant qu’elle le satisfait ; elle est si claire et paraît si naturelle que le lecteur en jouit sans se rendre compte de la peine qu’elle a coûté : il est juste qu’il s’en fasse au moins une idée.

J’ai dit qu’elle instruisait par elle-même sans avoir besoin de commentaire. Mais un commentaire historique et logique en serait un merveilleux complément. Le passage d’un sens à un autre, la création de sens figurés, reposent souvent sur des aperceptions de l’esprit qu’il serait intéressant non seulement de constater, mais d’expliquer[1]. Surtout il importerait de savoir dans quelle mesure l’ordre historique est d’accord avec l’ordre logique, et pour cela de fixer autant que possible l’époque où apparaît chaque acception nouvelle. Une telle détermination permettrait certainement en plus d’un cas de rectifier le classement qui a paru le plus probable ; elle serait en outre très précieuse par l’histoire du développement des idées et du changement des mœurs. Mais c’eût été pour le Dictionnaire général une entreprise trop vaste : elle est réservée aux futurs auteurs d’un dictionnaire historique complet. Ceux du Dictionnaire général ont excellemment rempli la tâche plus restreinte qu’ils s’étaient donnée.

Est-ce à dire qu’il n’y ait rien à reprendre dans leur œuvre au point de vue, qui les a préoccupés par-dessus tout, du classement des sens ? Ils ne l’ont pas cru eux-mêmes. Ils n’avaient pas, comme pour la partie étymologique, la ressource d’avouer, en certains cas, leur hésitation ou leur ignorance. « Le plan que nous nous étions imposé, disent-ils, nous a forcés plus d’une fois à prendre parti dans des cas douteux, à établir des classemens incertains… Chaque mot est un problème à résoudre : il fallait apporter une solution ; quels qu’aient été nos scrupules, on trouvera parfois que nous avons été téméraires… Le progrès de la science amènera à corriger sans cesse ce travail incomplet ; telle de nos assertions sera contredite par la découverte de nouveaux faits. » Il n’est même pas besoin, en science, de faits nouveaux

  1. C’est ce que Darmesteter a essayé, souvent avec le plus heureux succès dans son petit livre de la Vie des mots.