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qu’il éprouva un jour où, voyageant à travers le Sud, il avait pénétré par hasard dans le wagon-salon réservé à la société blanche. Les plus distingués d’entre les planteurs de la région étaient là, le toisant en silence. Pour aggraver encore sa situation critique, deux voyageuses du Nord l’invitèrent à prendre le thé avec elles, en affectant de le servir. Jamais repas ne lui parut plus long. Il était au supplice et s’échappa dès qu’il le put. Aussitôt qu’il eut gagné le fumoir, les mêmes hommes dont il avait craint l’insolence, ayant appris qui il était, vinrent en nombre lui parler de son œuvre et l’en féliciter.

Tout est bien qui finit bien ; mais on sent que le rôle du nègre est plus difficile qu’autrefois. Alors il suffisait, pour qu’on le traitât humainement, qu’il fût un honnête et fidèle serviteur ; aujourd’hui, s’il veut garder au soleil sa place d’homme libre, ce n’est pas trop pour lui de joindre à la plus prudente, à la plus subtile politique, les vertus presque d’un saint. Quelque espoir que l’on puisse fonder sur le développement de la race noire, les Booker Washington seront toujours rares, et il en faudrait des milliers, comme le disait naïvement un pasteur nègre : « Oui, des milliers de Washingtons, un à chaque tournant de route, un sur chaque montagne. »

Il nous en faudrait peut-être aussi, à la couleur près, pour prêcher la croisade de « l’entraînement industriel fondé sur des conditions morales » et transformer en bons agriculteurs tous nos médiocres bacheliers !


TH. BENTZON.