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sortir des influences dégradantes qui avaient entouré son enfance et sa première jeunesse, un juste, un héros, un être surhumain. Et il serait difficile, en effet, de faire comprendre le prestige que cet homme de bien, admirable éducateur, comme il avait été soldat intrépide, exerçait sur ses étudians noirs, la foi aveugle qu’ils avaient en lui. Aucun d’eux n’eût admis qu’il pût échouer dans une entreprise quelconque, et on n’en était pas à lui marchander l’obéissance, on devançait tous ses moindres désirs. Par exemple au temps où Booker Washington « gagnait son éducation » à Hampton, les dortoirs étaient encombrés au point qu’il devenait impossible de recevoir des « nouveaux. » En présence du grand nombre de candidats désappointés, le général fait dresser des tentes pour suppléer à cette insuffisance et bientôt le bruit court qu’il saurait gré aux plus robustes d’entre les étudians de se contenter du campement. Aussitôt c’est à qui offrira de loger sous la tente ; l’hiver est exceptionnellement rigoureux, le vent arrache les piquets pendant la nuit, mais personne ne se plaint. Il suffit de la visite matinale du général, de ses encouragemens lancés d’une voix gaie : « Combien d’hommes gelés depuis hier ? » Deux mains se lèvent et on rit.

Samuel Armstrong choisissait bien ses acolytes. La part prise au relèvement du nègre par les pédagogues venus du Nord aussitôt après la guerre, forme un des plus beaux chapitres de l’histoire des États-Unis. Ce fut la contre-partie de l’œuvre des politiciens qui promirent beaucoup, tinrent fort peu et qui, dans leur unique intérêt, pour s’assurer des votes et des suffrages, nourrirent d’illusions un peuple d’ignorans qui demandait du pain, le pain quotidien du corps et de l’âme.

A cet appel répondirent des hommes, des femmes, que l’on peut comparer sans désavantage aux grands missionnaires, car il y a plus d’un genre d’apostolat et plus d’un genre de martyre. Washington a tracé un tableau admirable de ce corps serré d’apôtres qui, sur les traces du Christ, participèrent à une œuvre de rédemption ; ils enseignaient par centaines dans les écoles nègres fondées comme par enchantement[1].

  1. Dans le Boston Transcript du 9 mars 1901, Mrs Annie Fields consacre un très curieux article à la mémoire de miss Towne récemment décédée à Sainte-Hélène, dans la Caroline du Sud, où, dès 1862, la seconde année de la guerre civile, cette vaillante était allée, sous la protection du drapeau américain, se dévouer à l’éducation d’un petit peuple de nègres presque sauvages, abandonnés par les planteurs auxquels ils appartenaient. Elle avait quitté pour cela une existence facile et agréable, la meilleure société de Philadelphie et de Boston. Le reste de sa vie se passa dans une île marécageuse, dédiée à la culture du coton et si chaude que l’été y est un supplice. Là, elle gouvernait de cinq à six mille nègres, au milieu desquels il n’y avait guère qu’une vingtaine de blancs. Sa fortune, son temps, son influence, elle donna tout à ces misérables aujourd’hui régénérés : une miss Murray l’aidait dans sa lourde tâche. On doit à ces dames, et à leurs nombreux amis, des puits artésiens, des ponts, des écoles, une bibliothèque, la transformation de hangars sordides en maisonnettes propres et bien construites, enfin la création, en dépit du climat, d’une espèce d’Arcadie, dont miss Laura Towne fut tout de bon la reine. Il faut citer son œuvre au milieu de beaucoup d’autres moins originales, mais aussi méritoires, et auxquelles les femmes prirent toujours une grande part.