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diligence, il se vit refuser, parce qu’il était noir, l’entrée d’une auberge de grand chemin. On lui ferma la porte au nez. Les nuits sont froides dans cette région de montagnes, et pour se réchauffer il marcha de long en large, jusqu’au matin. Mais il avait l’âme si pleine de projets que la rancune n’y pouvait trouver place. En marchant, en travaillant, en demandant toujours, Booker Washington atteignit Richmond et le trottoir à l’abri duquel nous l’avons laissé.

Il réussit à dormir assez pour reprendre des forces ; le lendemain cependant la faim le tenaillait plus que jamais. Il alla se promener dans le port et avisa un bateau chargé de fonte brute. En aidant à le décharger, il gagna de quoi se nourrir. Son zèle plut au capitaine du navire qui l’employa plusieurs jours de suite ; afin de ménager ses ressources, il continuait de loger comme un rat sous le même trottoir hospitalier qui avait été à Richmond son premier ami.

De longues années après, Booker Washington, devenu président d’un Institut célèbre et grand orateur, fut dans cette même ville l’objet d’une réception enthousiaste ; au milieu des honneurs qu’on lui rendait, sa pensée s’égara tout le temps vers le fameux trottoir.

Mais nous sommes loin encore de ses jours de triomphe. Il arrive à Hampton, avec cinquante sous en poche, tout ce qui lui reste pour mener à bonne fin une éducation !


II

La vue de la grande école à trois étages le récompensa de toutes les peines, de tous les efforts qu’il s’était imposés pour l’atteindre. Il eût été tenté de s’agenouiller devant elle : Hampton était la terre promise, une vie nouvelle s’ouvrait. Cependant le premier accueil fut des plus froids. Sans refuser absolument d’admettre ce nègre de mauvaise mine, on le laissa pendant de longues heures dans l’incertitude. Enfin une des maîtresses principales, miss Mary Mackie, revint avec ces mots : — « La salle de récréation a besoin d’être balayée. Prenez un balai. » — Et il bénit en son cœur sa première patronne qui l’avait formé au service domestique ; il fit reluire si brillamment les bancs, les tables et les boiseries de la salle de récréation, que l’arbitre de son sort, après avoir inspecté les moindres recoins, lui dit avec