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à ouvrir le paradis de la science à ses pareils et à leur enseigner les usages de la vie civilisée que lui-même n’avait pas connus. De son temps, par exemple, les enfans nègres ne se mettaient jamais à table ; ils attrapaient leurs repas à la manière des animaux, un morceau par-ci, un morceau par-là. Quelquefois on mangeait à la gamelle, presque toujours avec les doigts. De cela il avait l’habitude ; jamais, en revanche, il ne put s’accoutumer à l’épouvantable chemise de toile de chanvre qui était en Virginie le costume ordinaire des esclaves. Cette toile, fabriquée avec le déchet de la plante, était un véritable instrument de torture jusqu’à ce que des lavages fréquens l’eussent assouplie ; Washington met au nombre des plus grandes preuves d’affection que lui ait données son frère aîné, John, le fait d’avoir consenti à porter ses chemises neuves, autrement dit à les briser. Toute son enfance il n’eut pas d’autre vêtement que celui-là qui lui déchirait la peau comme un cilice. Et il en était encore à ces expériences juvéniles quand les premières rumeurs de la guerre civile vinrent bourdonner autour de lui.

Il comprit vaguement qu’il était esclave et que la liberté des esclaves était en jeu ; il le comprit un matin, lorsque, avant le jour, il fut éveillé par la prière que sa mère, à genoux près du grabat de ses deux garçons, faisait tout haut pour le succès des armées de Lincoln. Ensuite il entendit sur le même sujet bien des discussions à voix basse. Les nègres du Sud, sans l’aide des journaux ni des livres, étaient renseignés d’une façon surprenante. Ils savaient à merveille que, malgré les autres raisons données à la guerre, leur émancipation était l’affaire principale. Dans cette plantation écartée, loin de tout chemin de fer, loin des villes, le bruit arrivait de chaque succès des troupes fédérales, de chaque échec des forces confédérées ; il arrivait aux nègres plus vite encore qu’aux blancs, car c’était un nègre qui allait une ou deux fois par semaine au bureau de poste. Ce messager écoutait, en flânant, les commentaires des blancs sur les dernières nouvelles et, au retour, répandait le long du chemin tout ce qu’il avait recueilli, avant de remettre le courrier à la grande maison (l’habitation du maître). C’était là le grape vine telegraph, comme ils disaient, en comparant ces renseignemens de proche en proche à la vigne grimpante qui court d’un arbre à l’autre. Et le petit Booker, — il n’était encore que Booker dans ce temps-là, — représentait l’une des brindilles de