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« Ma mère, toute à sa besogne de cuisinière, ne pouvait s’occuper de ses enfans, sauf de grand matin et le soir. Un de mes souvenirs les plus anciens est celui d’avoir été réveillé la nuit pour manger ma part d’un poulet qu’elle avait fait cuire. D’où venait ce poulet ? De la ferme, je suppose. On y verra peut-être le résultat d’un vol et moi-même je condamnerais ce vol s’il se produisait aujourd’hui. Mais, en me rappelant toutes les excuses qu’avait ma mère, je ne consentirai jamais à croire qu’elle fût réellement en ce cas une voleuse. Victime de l’esclavage, elle aussi, voilà tout…

« Je ne dormis dans un lit qu’après la proclamation de notre affranchissement. Jusque-là nous couchions nous autres, les trois enfans, sur un tas de chiffons malpropres. Je n’eus jamais le temps de jouer. Tout petit, je nettoyais la cour, je distribuais de l’eau dans les champs aux travailleurs et, une fois la semaine, je conduisais le maïs au moulin pour en faire de la farine. C’était la tâche que je détestais le plus. Le moulin était à trois milles de la plantation ; je devais monter le cheval qui portait un sac très lourd, jeté sur son dos de façon que la charge de maïs formât des deux côtés un poids égal ; mais bien souvent il arrivait que l’équilibre se déplaçât, et alors le sac tombait sur la route ; moi, je tombais avec le sac et, comme je n’avais pas la force de charger le cheval de nouveau, je ne pouvais qu’attendre le passage de quelqu’un qui voulût bien m’aider. Ce temps-là je l’employais d’ordinaire à pleurer. Le chemin était peu fréquenté, je me trouvais en retard et ne rentrais qu’à la nuit close par les bois où j’avais toujours peur. On m’avait dit qu’ils étaient pleins de soldats, déserteurs de l’armée, et que la première chose qu’un déserteur faisait à un nègre, quand il le rencontrait, était de lui couper les oreilles. J’étais sûr en outre d’être grondé ou fouetté à la maison, où l’on s’était inquiété de ma trop longue absence.

« Il n’y avait pas d’école pour les nègres ; cependant, j’accompagnai plus d’une fois jusqu’au seuil de sa classe une de mes jeunes maîtresses dont je portais les livres, et je me rappelle l’impression produite sur moi par ces petits garçons et ces petites filles plongés dans l’étude. J’eus dès lors le sentiment que d’aller à l’école était à peu près la même chose que d’entrer en paradis… »

Le temps devait venir où Booker Washington contribuerait