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Lune. Au milieu de la Cour d’amour, l’ardente créature fait une merveilleuse entrée. Les deux chansons qu’elle chante là sont le centre ou le sommet du premier acte. Là s’avivent les couleurs et les reliefs s’accusent. C’est d’abord une Orientale chantée et dansée à la fois. Dans la noble assemblée, à travers les deux propos et les rites aimables, on dirait l’irruption de la vie primitive, libre, à demi sauvage. Brusquement la salle de fête s’emplit des senteurs de la montagne et de la poussière des chemins. « Veux-tu, demande la comtesse à la bohémienne, veux-tu maintenant nous dire la ballade de la Mort de Jeanne ? » Et, se tournant vers ses hôtes, en quelques notes admirables d’amertume et de sourde révolte, elle ajoute : « Sachez que Jeanne, c’est la patrie. » Elle a raison : voici la patrie elle-même, et toute la patrie. Voici les thèmes d’Aragon et de Catalogne ; voici les modes arabes, les sons rauques et durs que les Maures ont laissés dans la voix de l’Espagne, comme dans ses veines leur sang. La liberté des rythmes et leur variété, le déhanchement et la dislocation de la mélodie, le diatonisme avec son étrange rudesse ; enfin, sur un accompagnement inégal, à contretemps, et pareil au grondement de guitares farouches, le vol capricieux de je ne sais quel âpre vocero, tout, est national, tout est populaire ici. Elle triomphe, « l’impérieuse et hardie musique vulgaire… l’admirable mélodie naturelle, » celle qui crie à l’oreille du savant : « Ne cherche pas dans tes livres et ne t’embarrasse pas de ta science. C’est moi qui suis l’art pur. La véritable musique, c’est moi[1]. »

Elle encore, elle toujours, fait dramatique et grandiose l’acte du cloître de Bolbona, le débat entre Hayon de l’une et le comte. Dans la marche funèbre, dans le récit délicieux de la bohémienne rappelant au héros le serment héréditaire ; ne fût-ce que dans l’appel suppliant et tendre (quatre notes seulement) au mort couché dans son tombeau, partout « la mélodie naturelle » est présente ; elle est partout ouvrière, et l’ouvrière unique, de la vie et de la beauté.

Elle anime le dernier acte du même souffle, caressant ou rude, mais toujours pur et, pour ainsi dire, vierge, qu’il nous semble n’avoir jamais respiré. Pour suivre, dans les combats, le roi qu’elle vit naguère en Sicile et que du premier coup d’œil elle aima, une enfant de quinze ans a pris le costume, les armes et le nom d’un jeune cavalier. Mais Rayon de l’une l’a reconnue, ou devinée, et dans une scène charmante, avec une indulgence, une tendresse d’aïeule, elle se plaît à

  1. M. Pedrell : La Festa d’Elche, ou le drame lyrique-liturgique : La mort et l’Assomption de la Vierge ; Madrid.