Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/692

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son image, sur la forme de sa pensée. Quel que soit ce monde, n’est-ce point là pour tout homme la définition même du génie heureux ?

Comme j’évoquais sur la terrasse l’âme toujours présente de ce lieu, le Père hôtelier vint me chercher. Il s’excusa du désarroi de sa maison, du peu qu’il m’en pouvait montrer : tout était en déménagement. J’espérais voir encore la bibliothèque : c’est, après l’église, le second sanctuaire d’un monastère bénédictin. — Vous n’y verriez que vide et désolation, dit le Père ; on achève d’y clouer les dernières caisses de livres. — Je n’insistai pas : le chagrin a sa pudeur. Celui de mon guide se dissimulait d’ailleurs sous des paroles de résignation confiante. Il ne paraissait pas son âge, et je fus surpris quand il me dit :

— Il y a quarante-huit ans que je suis entré dans ce cloître. C’est dur de quitter la maison où l’on s’est fait vieux, et ce beau pays : vous avez vu comme il est beau ! L’épreuve nous surprend au moment où nous pouvions beaucoup espérer de l’avenir. Solesmes était en pleine expansion. Nous étions ici quatre-vingt-trois, tant profès que novices et frères lais. Nos dernières recrues sont excellentes : il nous vient des sujets d’élite, qui promettent à notre ordre de grandes consolations. L’un d’eux fera sa profession jeudi prochain : ce sera la dernière avant le départ… Pour mon compte, — ajouta-t-il avec un sourire de bonne humeur, — j’ai pris l’habitude de l’exil. Après les décrets qui nous dispersèrent une première fois, j’ai passé treize années hors de Solesmes ; j’y suis rentré il y a sept ans, je pensais bien y mourir en paix. Il faut repartir. Je reviendrai encore, s’il plaît à Dieu. — Il parlait de l’exil comme un marin accoutumé aux mauvais vents, et qui fait bon marché de leurs menaces. On devinait sa réponse intérieure aux condoléances du visiteur : — Nous en avons vu bien d’autres ! Laissez faire le temps et la justice, homme de peu de foi !

La cloche qui annonçait l’office interrompit notre entretien. Le Père me laissa dans l’église abbatiale, en compagnie des Saints de Solesmes. Je les regardai d’un œil quelque peu distrait. Les effigies des moines de Jean Bougler, — si, comme on le croit, ces statues reproduisent leurs traits, — m’intéressaient moins à cette heure que les hommes vivans dont j’attendais la venue. Ils entrèrent, la colonne défila sur deux rangs : les vieillards ouvraient la marche, des couples de tout jeunes gens la