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indispensable de développer chez le soldat, par une longue éducation, le sentiment des liens de solidarité qui continuent de l’unir à sa pairie. Mais M. Hamon, lui, conclut tout autrement : « La masse prolétarienne, dit-il, n’a aucun intérêt à rendre un culte à cette entité indéfinie, embrouillardée, qui est la pairie. » Dès lors, faisons savoir au prolétaire que les conséquences d’une défaite intéressent peu sa destinée, et que son bien personnel ne lui commande point de se battre ; il ne se battra plus. Voilà l’avant-dernier mot de la propagande antimilitariste : c’est une leçon de lâcheté, qui fait intervenir l’égoïsme comme mobile.

En un pareil tournant, c’est un vilain spectacle que celui de l’humanitarisme. L’homme qui faillit à son devoir aime bien se donner l’illusion d’un motif élevé, se considérer, au moment même où il se désintéresse de ses semblables, comme un fragment de l’humanité en mue, et intercaler sa défaillance dans l’évolution de cette humanité. Il fallait donc qu’un dernier mot fût dit : à l’occasion de l’Exposition de 1900, un écrivain de la Revue Blanche, M. Julien Benda, s’en est chargé.


Partout dans les rapports entre humains, explique-t-il, la conscience du représentant national fait place à la conscience de l’individu dégagé de sa nationalité, et l’image de nombreuses familles juxtaposées, mais isolées et diverses, s’efface devant l’image d’une vaste agglomération affectée d’un caractère unique qui est d’être humaine : au régime de la civilisation rigide se substitue celui de la civilisation fluide. Qu’en résulte-t-il ? Naturellement une dissolution des sentimens propres à cette vieille civilisation rigide, et dont l’un des principaux est le sentiment de l’honneur… Une autre conséquence nécessaire de ce régime fluide, c’est l’évanouissement des tendances agressive et défensive.


Adieu donc l’honneur ; adieu, non pas seulement les tendances agressives, mais les tendances défensives elles-mêmes ! L’idée du devoir patriotique et militaire est dissoute ; le devoir est une gêne ; adieu le devoir ! Adieu la « civilisation rigide ; » que la « civilisation fluide » soit la bienvenue. La conscience « rigide » de Jean Oberlé, c’était le passé ; le cœur « fluide » de Lucienne Oberlé, voilà probablement l’avenir… Dans cette civilisation fluide dont on nous fait augurer l’avènement, ce n’est pas seulement la France qui disparaît, c’est tout ce qui fait le prix de la vie ; ce sont toutes les idées et toutes les vertus que la société humaine aimait à considérer comme son honneur et comme sa gloire. Le divorce fut le premier symptôme de