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les yeux de ses riverains actuels. Quatorze siècles de travail pour la consolidation de notre unité, deux siècles de croisades au profit de l’idéal religieux, vingt ans de batailles, révolutionnaires et impériales, où l’âme française se satura de gloire, ne donnent-ils pas une réponse plus sûre, plus désintéressée, à cette question : Qu’est-ce que la France ?

D’une part, une France historique, traditionnelle, exerçant dans le monde, au nom du christianisme qu’elle a dans le sang, certaines prérogatives morales, habituée à dire son mot dans le concert européen, une France qui maintenant a mal à ses frontières et qui ne rougit point de penser à son mal, une France, enfin, qui cherche dans son propre passé des maximes de conduite et des leçons de vertu, et qui les y trouve, à profusion.

D’autre part, une France abstraite, incarnation présente des « droits de l’homme, » incarnation future de l’« idéalisme social, » insouciante de ces bourrelets de terrain qui s’appellent des frontières, et facile à consoler lorsque ces bourrelets se déplacent, puisque son royaume à elle, c’est le monde entier.

L’automne dernier, un congrès international de la paix se réunit à Paris : le quai d’Orsay, légataire officiel de la première de ces deux Frances, eut la courtoisie de se faire représenter à la première séance, et le courage, ensuite, de n’y plus envoyer personne. Car seule, dans ce congrès, la seconde France devait avoir la parole : excitée, de minute en minute, par les applaudissemens des congressistes étrangers, elle poussa la griserie jusqu’à l’irresponsabilité, faisant décider, par exemple, que la République devait, au nom de l’humanitarisme, renoncer à son protectorat sur les missions. Notre diplomatie, fidèle aux conseils de Gambetta et de Ferry, Séverine pour le maintenir ; nos humanitaires de France réclament qu’on l’abdique. La France « laïque, » d’ailleurs, devrait-elle servir une confession et se faire l’auxiliaire d’un Messie ?

Tandis que, sur l’avant-scène de ce congrès, M. de Bloch alignait ses statistiques, M. Gaston Moch ses ordres du jour, et M. Novicow ses grands desseins fédéralistes, il nous semblait voir surgir, à l’horizon, un autre messianisme, ce messianisme de la paix universelle et de l’harmonie universelle, dans lequel se résume, comme l’ont très bien vu Renan et James Darmesteter, le judaïsme contemporain. Et nous nous rappelions — était-ce une rêverie ? — ce prophète Mordecai, dont George Eliot a