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mais sitôt qu’il sent sur lui les yeux de sa mère, c’est comme une fascination qu’il subit et qui paralyse sa volonté :


Éloigné de ses yeux, j’ordonne, je menace…
Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue
Soit que je n’ose encore démentir le pouvoir
De ces yeux où j’ai lu si longtemps mon devoir,
Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire fidèle
Lui soumette en secret tout ce que je tiens d’elle ;
Mais enfin, mes efforts ne me servent de rien,
Mon génie étonné tremble devant le sien.


Certaines images les hantent ; et c’est cette hantise qui devient pour eux un obstacle irréductible. Si Andromaque ne peut se résoudre à épouser Pyrrhus, c’est en partie parce que l’image ne la quitte pas de cette nuit fatale où les flammes de l’incendie de Troie éclairaient les fureurs du héros grec. L’amour d’Eriphyle pour Achille est né au milieu même des images de mort que lui offrait de toutes parts sa patrie saccagée : c’est pourquoi elle trouve, à évoquer ces images, une sorte d’horreur voluptueuse, et Iphigénie, dans un instant de clairvoyance, l’a bien deviné :


Oui, vous l’aimez, perfide !
Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez,
Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés,
Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme
Sont les traits dont l’amour l’a gravé dans votre âme.


Ils jouissent et surtout ils souffrent par l’imagination. Hermione se représente Pyrrhus conduisant Andromaque à l’autel ; et c’est cette image qu’elle ne peut supporter. Ériphyle imagine le bonheur de sa rivale, et c’est cette image qui lui est intolérable. L’idée qui suffit à torturer ceux qui sont seulement accessibles aux émotions intellectuelles, prend couleur et prend forme pour toucher l’imagination des héros raciniens ; et c’est lorsqu’elle est ainsi devenue concrète qu’elle exerce sur eux tout son pouvoir.

Nous en avons fait la remarque afin de montrer une fois de plus quelle erreur on commet en prenant les personnages de Racine pour des entités. Mais il n’est pas question seulement des spectacles que leur rappelle leur mémoire ou de ceux que l’imagination leur fait apercevoir dans l’avenir : il est question de ce qu’ils voient présentement et que nous voyons avec eux, de ce qu’ils lisent sur le visage de leur interlocuteur et que nous y lisons en suivant la direction de