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aristocrates des logos. Ce sont les playgoers attitrés, une sorte de corporation particulière qui discute les pièces, les acteurs, maintient les traditions, se révolte si l’on change un geste, une intonation, la place ou l’emploi d’un accessoire. Si un directeur malavisé veut augmenter le prix de l’entrée ou supprimer le billet à moitié prix qui permet de voir la fin du spectacle, les playgoers se lèvent comme un seul homme. Les Anglais ne seraient pas plus unanimes à défendre la Magna Charta ou le Bill of Rights, John Kemble en fit l’expérience. C’était un snob : le mot n’existait pas encore, mais le type, on le sait, est de tous les temps. Non seulement il avait voulu rançonner le parterre, mais il avait flatté le public aristocratique en lui ménageant une entrée à part, un couloir fermé et en annexant à chaque loge un salon où les grandes dames pourraient, comme dans les théâtres italiens, offrir à leurs amis un sorbet ou une tasse de thé. Trois mois durant l’émeute fut en permanence à Covent-Garden : émeute régulière, organisée, qui obéissait à des chefs, recevait des mots d’ordre, imprimait des circulaires, tenait des meetings et parlementait avec son ennemi après lui avoir jeté ses propres banquettes à la tête. Finalement, ce fut l’acteur qui dut céder.

C’est la caricature qui nous raconte, au jour le jour, les péripéties de cette tempête dans un verre d’eau. Quelques années auparavant, elle avait noté les incidens relatifs à la fameuse fraude d’Ireland qui offrit une fausse pièce de Shakspeare a la dévote admiration des amateurs. Il fallut vingt ans pour dévoiler le mensonge de Mac Pherson : une soirée suffit pour démasquer l’auteur de Vortigern. C’est encore la caricature qui a fixé pour nous la lamentable histoire de Master Betty, le Roscius-enfant comme on l’appelait : un génie à huit ans ; à vingt, terne et insignifiante médiocrité. Enfin c’est toujours la caricature qui se charge de chroniquer les derniers jours du règne de Sheridan à Drury Lane. Je retrouve, en guise de légende, au bas d’un dessin, ce bout de dialogue qui n’a, probablement, jamais été prononcé, mais qui n’en est pas moins un document, car il reflète la joyeuse impertinence de l’époque. Tom Sheridan, impudent et besogneux comme son père, lui demande de l’argent. — De l’argent ! de l’argent ! Que diable, monsieur, quand on a besoin d’argent, on arrête une diligence. — C’est ce que j’ai fait. Mais il n’y avait dedans que des acteurs de Drury Lane et vous savez que leur directeur ne les paye pas. »