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Harpagon. Un autre dessin nous fait assister au déjeuner du matin. Les jeunes princesses sont réunies autour de la table et la reine s’efforce de leur inculquer ses austères principes. Elle préconise le thé sans sucre et appelle à son secours deux auxiliaires imprévus, la philanthropie et la gourmandise : « Voyons, mes chères petites, toutes les fois que vous jetez un morceau de sucre dans votre tusse, est-ce que vous ne songez pas à ces pauvres nègres qui se donnent tant de mal pour faire pousser la plante qui le produit ? D’ailleurs, c’est très bon, le thé sans sucre ! — C’est-à-dire, appuie le roi, que c’est tout bonnement exquis ! » Et, voulant joindre l’exemple au précepte, il avale l’amer breuvage avec un sourire d’extase qui se change en une horrible grimace et qui est une des trouvailles de Gillray.

Le dessin est charmant : les jeunes princesses l’égayent et l’embellissent de leur grâce, encore à demi enfantine. Gillray les a traitées avec une complaisance évidente. Peut-être savait-il qu’il avait eu elles des admiratrices secrètes, presque des complices, et que ses gravures, passant de main en main, provoquaient des tous rires étouffés dans ce petit monde innocent et malicieux, comprimé par une discipline sévère et d’autant plus prompt aux soudaines gaietés. On en chuchotait, le soir, dans les petits coins, avant d’aller se coucher ; on y songeait encore le lendemain, lorsque, à travers les corridors glacés, glissant comme des fantômes dans l’ombre grise d’un matin d’hiver, les pauvres filles se hâtaient vers la chapelle, mourant de peur d’être en retard et riant, de leur peur comme des folles. Cette cour de Windsor et de Kew, sous la lourde et pédante autorité de Mme de Schwellenbergh, suggère l’idée d’une pension de province. On n’est pas absolument malheureux dans ces lieux-là, mais il faut en sortir. Une des filles de George III, la princesse royale, quitta sa famille pour aller régner en Wurtemberg ; les autres restèrent au logis, dans ce triste logis que la folie du roi rendit encore, plus triste et d’où la vie se retira chaque jour à mesure que le pouvoir passa en d’autres mains. La princesse Elisabeth devint une manière de philosophe et fut mariée tardivement à un brave homme de margrave qui fuma sa pipe et fit du bien. La princesse Sophia épousa en secret Lun des écuyers de son père. La princesse Amélie cultiva l’art et la poésie. C’était la dernière, la bien-aimée. Le roi lui passait tout quand elle était enfant, même de le mettre à la porte lorsqu’elle