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décombres fumans. Il n’y avait plus un seul colon vivant, plus une ferme debout dans la Mitidja. Les bandes d’Abd-el-Kader avaient fait complètement et partout table rase. En cette journée sanglante et désastreuse l’Algérie avait connu, elle aussi, ses Vêpres siciliennes.

Que de traits de bravoure, que de faits héroïques durent être alors accomplis dans cette multitude de combats isolés, de luttes individuelles et de prises corps à corps ! Entre autres exploits, l’histoire a fidèlement enregistré ceux du colon Pirette. Ces exploits tiennent de la légende, pourtant rien n’est plus authentique. Ils sont bien dignes de clore l’épopée merveilleuse qu’avait accomplie cette admirable génération de colons.

Pirette était avec deux camarades à Bou-Seman, dans une ferme à quelque distance du camp de l’Arba. Des bandes d’Arabes au nombre de mille à douze cents apparaissent, se dirigeant vers la ferme. Devant l’imminence et la grandeur du péril, ses deux camarades se hâtent de fuir et sont assez heureux pour gagner l’Arba. Mais Pirette, qui avait tout son avoir dans la ferme, s’obstine à rester et préfère la mort à la ruine. Il barricade les portes, monte des pierres sur la terrasse et place près de la porte d’entrée une hache d’abordage bien aiguisée. Aux fenêtres garnies de grillages mauresques en saillie qui dominent les portes et les façades de la maison, il place diverses sortes de coiffures : shakos, casquettes et chapeaux. Il passe en revue et met en ordre son arsenal qui se compose de cinq fusils, trois cents cartouches, un peu de poudre, six litres de balles coupées en quatre, et il attend.

L’ennemi, croyant la ferme abandonnée, se précipite tumultueusement vers la porte, s’y entasse et cherche à l’ébranler. Pirette a sous la main ses cinq fusils armés d’une cartouche sur laquelle il a ajouté une poignée de quartiers de balles. Jugeant le moment favorable, il les décharge à dix pas sur la masse qui cherche à enfoncer la porte. Les assaillans, épouvantés de ces décharges successives et meurtrières, reculent, tiennent conseil, puis se ruent de nouveau à l’attaque. Pirette court d’une fenêtre à l’autre, pour faire croire à la présence d’un ennemi plus nombreux, et par l’embrasure de chacune d’elles, alternativement tire, charge et recharge ses fusils. La lutte continue ainsi, malgré la soif, la faim et la fatigue jusqu’au soir.

Mais, à ce moment, l’ennemi a saisi le côté faible de la place.