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— Je croyais mourir ce soir, lui avoua-t-elle ; ça n’a pas réussi.

Une lettre de Guizot au baron de Barante, — écho de son cœur « à la fois trop plein et trop fermé » — nous trace un émouvant tableau de la mort de Mme de Liéven[1]. « La nuit du dimanche au lundi fut pénible ; point de force pour expectorer. Tout le mal a été là. Le lundi matin, je la trouvai bien plus faible et bien plus altérée encore, mais toujours également sereine, parlant très peu, mais s’occupant des plus petites choses, y compris le menu du dîner pour son neveu Benkendorf et sa nièce, arrivés la veille de Stuttgard. Vers midi, elle dit à Oliffe (son médecin) : « Si je ne mourrais pas cette fois, ce serait dommage ; je me sens bien prête. » Le soir, vers dix heures, elle me fit signe d’approcher et me dit : « J’étouffe… mon éventail ! » Je le lui donnai, elle essaya de s’éventer elle-même. On lui posa un sinapisme sur la poitrine. Quand elle commença à le sentir, elle fit signe qu’elle voulait écrire. On lui donna son crayon et du papier. Elle écrivit très lisiblement : « How long must it remain ?[2]. » Et quelques momens après, elle me dit : « Allez-vous-en, allez-vous-en tous, je veux dormir. » Nous sortîmes, son Mis, son neveu et moi. Au bout d’une heure on vint me chercher. Elle n’était plus. Je suis convaincu qu’elle s’était vue mourir et qu’elle n’avait pas voulu que nous la vissions mourir.

« Une heure après sa mort, son fils me remit une lettre d’elle écrite et cachetée la veille au soir, au crayon : « Je vous remercie des vingt années d’affection et de bonheur. Ne m’oubliez pas. Adieu, adieu. Ne refusez pas ma voiture le soir. » Son testament a contenu le commentaire de ces derniers mots. Elle me disait souvent : « Je ne regrette point que vous ne soyez point riche, cela me plaît. Mais, je ne me résigne pas à ce que vous n’ayez pas une voiture. » Elle m’a légué 8 000 francs de rente viagère, une voiture.

« Le lundi matin, elle dit à son fils : « Point de funérailles, des prières dans ma chambre et tout de suite le chemin de fer pour la Courlande. » Elle a toujours voulu être transportée

  1. Souvenirs du baron de Barante, publiés par son petit-fils Claude de Barante, t. VIII, p. 157. C’est à propos de ce récit que Guizot écrivait le 15 mai suivant : « Faites-moi un triste plaisir auquel je tiens. C’est à vous que j’ai écrit avec le plus de détails sur les derniers momens de Mme de Liéven. Envoyez-moi, je vous prie, une copie de ma lettre. Je veux garder une trace exacte de tout. »
  2. « Combien de temps faut-il le garder ? »