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évidence plus grande dans une autre lettre qu’il faut citer du commencement à la fin tant elle met en lumière la haute raison et le don de pénétration de celui qui l’a écrite.

« Vous me demandez si je ne vous trouve pas un peu d’humeur. Oui, Madame, quelquefois, J’ai été quelquefois tenté de m’en choquer. Excepté de ma mère, je n’ai jamais supporté l’humeur de personne. Quand la vôtre ma apparu, je vous aimais déjà beaucoup, beaucoup. L’affection a contenu la surprise. Et puis j’ai bientôt reconnu la source de votre humeur. Elle ne vient en vous d’aucun défaut, d’aucun désagrément de caractère ni de susceptibilité, ni de brusquerie, ni d’exigence, ni d’attachement aux petites choses. Vous êtes naturellement très douce, très égale, charmante à vivre. Votre humeur ne naît jamais que du chagrin, d’un grand, d’un profond chagrin, il vous indigne et vous révolte, il s’empare de vous tout entière, et alors ce qui ne répond pas pleinement à votre chagrin, ce qui n’est pas en harmonie, en parfaite harmonie avec l’état de votre âme, vous donne de l’humeur. L’humeur est pour vous l’une des formes de la douleur.

« Je vous aime trop, Madame, pour que cette forme-là ne s’efface pas devant la profonde sympathie que votre douleur m’inspire. Vous avez cruellement souffert. Mais laissez-moi vous le dire : je suis plus fait à la douleur que vous, à la douleur morale, comme à la douleur physique. Vos épreuves vous sont venues tard, au milieu d’une vie qui avait été constamment facile, agréable, brillante. Vous n’aviez connu ni le malheur, ni la contrariété. Vous n’aviez porté aucun fardeau. Vos émotions même, malgré le sérieux de votre naturel, avaient été assez superficielles, et bien loin d’ébranler toute votre âme, un seul sentiment, le dernier venu, était en vous très puissant et profond. Quand vous avez été frappée, vous avez éprouvé cette immense surprise, cette révolte intérieure qui accompagne les premiers chagrins, les chagrins de la jeunesse, et comme vous n’aviez plus, pour y échapper, les ressources de la jeunesse, sa mobilité, sa facilité à se distraire, son empressement à jouir de la vie encore inconnue, vous êtes restée sous l’empire de cette impression de surprise et de révolte. La douleur vous a atteinte tard et trouvée jeune pour souffrir. Et vous avez souffert avec l’impatience, avec l’âpreté de la jeunesse. J’ai éprouvé, j’éprouve encore, en vous voyant souffrir, le sentiment d’un vieux soldat