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de Londres sont abandonnés. Il ne peut plus être question pour elle de quitter Paris. Elle s’y fixera, uniquement préoccupée « d’arranger sa vie » pour Guizot. Bientôt après, elle, s’installe à l’ancien hôtel de Talleyrand, rue Saint-Florentin, devenue la propriété de James de Rothschild. Elle a loué l’entresol. Sa chambre est celle qu’occupait jadis le prince. Dans cet appartement où lui-même, en 1814, reçut l’empereur Alexandre, elle va, durant près de vingt ans, recevoir chaque jour, l’après-midi et le soir, tout ce qui compte dans le monde de la politique et de la diplomatie, heureuse de faire à Guizot les honneurs de ce salon qui n’a tant de charme pour elle que parce qu’il y règne souverainement. C’est pour lui qu’on y vient non moins que pour la princesse. Mais, les habitués ont soin de ne se présenter qu’à certaines heures. Ils savent que Mme de Liéven et Guizot, lorsqu’il est à Paris, se voient régulièrement deux fois par jour et que toutes choses sont combinées pour que rien ne trouble leur tête-à-tête. Dans la journée, personne n’oserait se présenter à l’hôtel de la rue Saint-Florentin ou y rester quand Guizot s’y trouve. On sait à quelle heure il y vient, et chacun a soin de disparaître à temps. Pour la même cause, le soir, on ne visite la princesse qu’à une heure avancée, le début de la soirée étant réservé à son ami. Il est l’unique joie de sa vie, sa lumière et sa conscience. Elle n’a plus que lui. Il est le seul à qui elle se soit révélée telle qu’elle est, le seul qui la connaisse, le seul à qui « elle dise tout » et le seul aussi dont la parole ait assez d’efficacité pour apporter quelque soulagement aux épreuves et aux soucis dont le fardeau l’accable, l’inconsolable regret que lui laisse la mort de ses enfans et d’irritantes discussions d’intérêts, engagées à distance avec son mari : pour l’obliger à rentrer en Russie il retient près de lui le fils qui leur reste, l’empêche d’aller voir sa mère et conteste à celle-ci l’exercice de ses droits sur la fortune qui leur appartient en commun[1].

Mais si, lorsque Guizot est à Paris et vient la voir tous les jours, plusieurs fois par jour, elle se sent forte contre l’adversité, si elle goûte près de lui tout le bonheur dont elle est encore susceptible de jouir, en revanche, les absences auxquelles il est obligé la jettent dans une détresse d’âme que sa présence seule peut soulager et qui s’exprime avec véhémence dans les lettres

  1. Ces discussions ne prirent fin qu’à la mort du prince de Liéven. Il mourut à Rome en 1839.