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infiniment, mais professe un dédain sans bornes pour le caractère français et vante très haut la supériorité morale de l’Angleterre. Parmi les hommes du jour qu’elle préfère sont Molé, aimable, intelligent, de bonne compagnie et, sinon le plus brillant de tous, celui qui a le plus de sens et de jugement ; Thiers, le plus remarquable de beaucoup, plein d’esprit et d’entrain, Guizot et Berryer, tous deux remplis de mérite. Elle prétend les Français profondément ignorans de ce qui se passe chez nous. Ainsi, Molé lui disait un jour :

« — C’est vrai que nous ne sommes pas dans une situation brillante, mais celle de l’Angleterre est encore pire.

« Cependant le roi est mieux informé et comprend mieux notre système de gouvernement. »

C’est encore le journal de Gréville qui nous apprend que Thiers, alors premier ministre, ayant à se plaindre des procédés de l’ambassadrice d’Angleterre Lady Granville envers Mme Thiers, pria la princesse de Liéven de l’avertir qu’en persévérant dans cette attitude, elle s’exposait à provoquer le rappel de son mari. En une autre circonstance, le duc d’Orléans qui cherchait à se marier « ayant eu la fantaisie de faire incognito une fugue en Allemagne » pour voir de près, sans être vu, deux jeunes princesses de Wurtemberg, le roi leur père, en ayant été informé après coup, écrivit à Mme de Liéven pour se plaindre de cette escapade « comme d’une grosse impertinence. » On devine à ces traits quelle situation s’était faite, moins d’une année après son arrivée à Paris, l’ancienne ambassadrice de Russie à Londres.

Nous en possédons d’ailleurs d’autres témoignages, ses lettres à M. de Bacourt récemment publiées et sa correspondance avec le baron de Barante insérée dans les « Souvenirs » que nous devons au petit-fils de celui-ci. C’est là qu’on peut saisir sur le vif l’activité intellectuelle de la princesse, sa connaissance profonde de l’échiquier diplomatique, la confiance qu’elle inspirait, par la rectitude de son jugement et la sûreté de son commerce, à quiconque avait à faire à elle. Qu’elle soit à Paris, à Boulogne, à Brighton, à Richmond, elle sait tout ou veut tout savoir. Elle renseigne, interroge, prévoit, s’éclaire, toujours nette, précise, logique et toujours avec autant de grâce que d’esprit, fidèle à l’amitié, « lui demandant beaucoup, » trop peut-être, « mais incapable de petitesse et de fausseté, » soucieuse surtout de n’imposer à personne le contre-coup de ses souffrances