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préoccupations diplomatiques dont elle avait su se faire un plaisir plus encore qu’un devoir. Mais, même quand elle parut remise de ses épreuves, elle restait désabusée, accablée sous le poids de ses désillusions, souvent inhabile à les dissimuler et donnant à la société parmi laquelle elle vivait le spectacle quelquefois déplaisant « de son ennui. »

Elle allait alors vers la quarantième année. Elle semblait n’attendre rien de l’avenir que la continuation d’une existence qui ne pouvait plus lui apporter de surprise. Physiquement, cependant, elle n’avait pas beaucoup changé. J’ai écrit ailleurs, en parlant d’elle : « On peut se figurer que Balzac l’a prise pour modèle en créant certaines de ses héroïnes. Dans le roman, comme dans l’histoire, la plupart de ces femmes de la Restauration ont entre elles un air de famille, une petite tête sur un long cou, un nez fin et long, une grande bouche, un menton court, des petits yeux, de beaux cheveux blonds. Telle était la princesse de Liéven. La froideur et la dignité combinées avec une grâce hautaine et voulue sont la caractéristique de ces nobles physionomies. Mais, sous cette froideur, sous cette dignité, brûle souvent un brasier et dorment, prêtes à s’éveiller, toutes les ardeurs de la passion[1]. » C’est bien ainsi que jusqu’en 1834, époque où elle quitta Londres, Mme de Liéven ne cessa d’apparaître à l’aristocratie britannique qui, depuis longtemps, lui avait eu quelque sorte accordé la grande naturalisation. Elle y était aimée, « en dépit des travers de son caractère et de ses trop fréquens dédains. » On avait fini par la considérer « comme une adoptée, une compatriote » qui faisait honneur à son pays d’adoption. Tous les soirs, elle recevait. Les ministres, les chefs de l’opposition, les plus illustres représentans de l’aristocratie, voire les princes du sang se rencontraient chez elle, comme sur un terrain neutre où l’on était sûr de trouver toujours bon accueil et sages conseils. A la cour, son influence ne s’exerçait pas moins efficacement. Le pays que son mari représentait à Londres tirait ainsi profit de son savoir-faire. Elle ne l’ignorait pas, puisque le tsar Nicolas se plaisait à le lui dire en des lettres fréquentes et flatteuses. Elle se croyait donc à jamais fixée en Angleterre et maintenant elle ne souhaitait plus en partir. Elle y avait pris ses habitudes.

  1. Le Temps, 10 janvier 1898.