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poids des affaires s’amuse à effiloquer de la soie. Le ridicule attendait à Paris Mme de Liéven. Un doctrinaire grave est tombé aux pieds d’Omphale.


Amour, tu perdis Troie ! »


Guizot et Mme de Liéven, pour s’être connus et aimés, ne se considérèrent ni comme perdus ni comme ridiculisés. On ne voit pas bien d’ailleurs en quoi Guizot l’eût été davantage aux pieds d’Omphale que Chateaubriand aux pieds de Juliette. Il n’en est pas moins vrai que l’impression produite par ces lignes satiriques s’est prolongée jusqu’à nos jours. La mémoire de Mme de Liéven n’en est pas encore entièrement délivrée, bien que la publication à une date récente de quelques fragmens de sa correspondance avec Metternich ait permis de se faire d’elle une idée très différente de celle qu’en donne Chateaubriand. Je me flatte de l’espoir que les pages qu’on va lire corrigeront ce que cette impression a d’excessif et d’injuste. Dans la femme qu’il nous a présentée comme une poupée sans charme, comme une « dame » pédante, prétentieuse, ennuyeuse, ennuyée, dépourvue de cœur et de sensibilité, elles révéleront une âme ardente, passionnée, prompte à s’émouvoir, une âme de feu, que la douleur avait torturée sans l’aigrir et qui se fondit, au déclin de l’âge, dans un noble et sincère amour. C’est d’un tel sentiment, porté si haut que celui qui l’a inspiré devint bientôt l’objet exclusif d’un culte, qu’on peut dire qu’il suffit de l’avoir conçu et fait partager pour que toute une existence en soit ennoblie et pour confondre ceux qui, ne l’ayant qu’incomplètement connue, n’en ont mis en lumière que les taches et les défauts.


I

Les détails biographiques relatifs à Dorothée de Benkendorff, princesse de Liéven, peuvent tenir en peu de lignes. Elle était née en Russie, en 1784. A seize ans, demoiselle d’honneur de Marie Fédorovna, femme du tsar Paul Ier, elle fut mariée par l’impératrice au lieutenant-général comte, puis prince de Liéven, ministre de la guerre. Etant donné le grade et la fonction de son mari, on pourrait croire qu’il était sensiblement plus âgé qu’elle. Il n’en est rien. Il n’y avait entre eux que sept années de différence. Mais, presque pareils par l’âge, ils ne l’étaient ni par