Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/234

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quelques semaines plus tard, Dix-Août fit une autre coupe sombre parmi les habitans de Coulommiers. Il en avait marqué cent cinquante, paraît-il : avant qu’il n’eût son compte, le 9 Thermidor arriva. Ce fut au tour du coquin de comparaître, avec ses complices et son chef de file Fouquier-Tinville, devant le tribunal où il avait siégé. Le Roy de Montflobert Dix-Août se défendit bien, avec le courage du fanatisme ; il mourut sans défaillance, en se vantant d’avoir sauvé la République.

M. Victor de Marolles a été bien inspiré de ressusciter pour nous ces ombres. Elles sont très pâles, je l’ai dit, et les choses ordinaires qu’elles bégayent paraissent d’abord indifférentes. Mais, pour peu qu’on y regarde de plus près, elles s’éclairent au fond de la scène, elles nous donnent l’intelligence des mouvemens exécutés sur le proscenium par les grands acteurs. Leurs menues dépositions nous font mieux juger un procès qu’il faut perpétuellement réviser. Renseignés par elles sur le passé, nous sommes du même coup prévenus pour l’avenir.

Le jacobin Le Roy, le naïf représentant de Marolles, les musiciens et les danseuses de Coulommiers, cette troupe tragique est toujours prête à rejouer la même pièce ; celui-là, ne demande qu’à recommencer les mêmes besognes sinistres, il retrouvera chez ceux-ci la même facilité aux mêmes illusions. Trois ans avant que les uns n’empilassent les autres dans les charrettes, on ne parlait dans ce monde aimable que de sensibilité, de raison, de lumières ; on y estimait que le genre humain sortait enfin de la barbarie pour entrer dans l’idylle. M. Aubert de Fleigny tenait journal des divertissemens sans s’occuper de la politique, M. Huvier des Fontenelles eût éclaté de rire, si on lui avait dit que ses jolis vers feraient tomber la tête de sa voisine. Au cas où nous serions surpris comme le furent nos pères, notre inadvertance n’aurait cette fois aucune excuse : ce serait en vérité que nous aurions bien mal lu ces papiers, testament où ils nous prémunissent contre leur légèreté, leurs erreurs, leur confiance candide dans la perfectibilité de notre carnivore espèce.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.