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circonstances, il fut plus sage et connut mieux la vérité. Il a parlé quelque part des dunkle Gefùhle (sentimens obscurs) dont la musique est le langage. On peut lire dans un article que Grillparzer écrivit sur Weber, ou plutôt contre lui : « Les sons, en dehors même du plaisir ou du déplaisir qu’ils nous causent, produisent en nous certaines dispositions morales et peuvent servir à les exprimer. La joie et la tristesse, le désir et l’amour ont leurs accens. » Quand Grillparzer disait à Beethoven, en lui enviant la liberté de son génie : « Ah ! si la censure savait ce que vous pensez en composant ! » c’est donc qu’il sentait que les Beethoven, en composant, pensent à quelque chose ou plutôt quelque chose. Si la beauté des sons n’eût été pour lui que sonore, Grillparzer aurait-il écrit sur l’album de Donizetti : « Je t’écris et tu ne me comprends pas ; ce que tu as écrit, je l’ai bien compris. La tête seulement saisit ce que dit la langue ; les cœurs parlent le même langage dans tous les pays. » Si enfin, selon Grillparzer toujours, « la musique est muette, et cependant éloquente ; » s’il est vrai qu’ « elle passe sous silence les traits particuliers, mais nous donne la somme de l’Univers, » que de pensées, et sublimes, la musique ne doit-elle pas contenir !


IV

Qui voudrait, après avoir exposé la doctrine de Grillparzer, en connaître les origines, ou les sources, n’aurait pas de peine à les découvrir. Elles se trouvent à la fois dans la nationalité du poète, dans son caractère et dans sa destinée.

Celle-ci ne fut pas heureuse. Enfant, il vécut sous l’autorité, sinon sous la tyrannie, d’un père sérieux et rude, dans la plus sombre maison de l’une des rues les plus tristes de Vienne. Sa mère, nerveuse et sensible, s’exaltait de plus en plus et, devenue veuve, se tua dans un accès de folie. Sur les trois frères du poète, deux au moins héritèrent des dispositions maternelles : l’un courut les pires aventures, l’autre se noya volontairement à dix-sept ans, laissant à Franz une lettre où il le suppliait de ne se marier jamais pour ne pas perpétuer leur race maudite. Bientôt, avec la douleur, l’adolescent connut la misère, ou tout au moins la gêne. La guerre et la défaite ébranlèrent d’abord, puis ruinèrent la maison. Grillparzer donna des leçons pour vivre et