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Cette puissance et cette beauté des sons, les paroles menacent éternellement de les compromettre. Les paroles corrompent ces relations idéales et ces immatériels échanges. Aussi bien Dieu lui-même, en les créant égales peut-être, a créé distinctes la poésie et la musique. « Le Maître de la vie a, dans sa sagesse, formé l’univers avec le jour et avec la nuit. La poésie est le jour dans sa radieuse magnificence ; la musique est la nuit, qui révèle les mondes. » Autant que le jour et la nuit, Grillparzer souhaiterait de voir la musique et la poésie séparées. Il reconnaît en toutes les deux des vertus non seulement diverses, mais contraires ; à son avis, elles ne s’opposent pas seulement l’une à l’autre par leurs attributs, mais par leur nature : la poésie ayant pour principal objet la pensée, tandis qu’une belle sensualité (schöne Sinnlichkeit) forme tout ou presque tout le domaine de la musique. « Si l’on voulait, dit-il, caractériser d’une manière frappante la différence essentielle qu’il y a entre la musique et la poésie, il faudrait mettre en lumière comment l’action de la musique a pour point de départ le plaisir des sens, le jeu des nerfs, et comment, après avoir excité la sensibilité, elle arrive tout au plus en dernier ressort à l’intelligence, tandis qu’au contraire ; la poésie éveille d’abord l’idée, n’agit que par elle sur la sensibilité et ne fait une part aux sens qu’au dernier degré de son expansion ou de son abaissement ; les chemins des deux arts vont donc exactement en sens inverse. L’un spiritualise la matière, l’autre matérialise l’esprit[1]. »

Mais, puisque les deux arts, naturellement incompatibles, s’obstinent, malgré la nature, à s’associer, il faut, dans leur union séculaire et toujours troublée, il faut prendre parti. Grillparzer n’hésite pas : il tient pour la musique et prétend qu’elle commande. Il adopte, par conséquent, dans l’éternel débat, la solution contraire à celle qui prévaut aujourd’hui et qui, de Gluck à Wagner, fut toujours la solution allemande. « Rien de plus absurde, écrit-il, que de faire de la musique dans un opéra l’esclave de la poésie… Si la musique n’est là que pour exprimer à nouveau ce que la poésie a déjà exprimé, alors supprimez la musique. » Et plus loin : « Celui qui connaît ta puissance, ô mélodie ! s’écrie Grillparzer, ô toi qui sans avoir besoin que les mots interprètent une idée, descends directement du ciel et,

  1. Cité par M. Ehrhard.