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grommelant. Mais ma mère, qui aimait la musique avec passion, se laissait entraîner de temps en temps, lorsqu’elle l’entendait jouer du piano, à se placer dans le corridor commun, non pas contre sa porte à lui, mais contre la nôtre, et à l’écouter dévotement. Elle pouvait avoir agi de la sorte plusieurs fois déjà, quand la porte de Beethoven s’ouvre brusquement, il sort lui-même, aperçoit ma mère, rentre précipitamment, reparait une minute après, le chapeau sur la tête, descend l’escalier quatre à quatre et gagne la campagne. A partir de ce moment, il n’a plus touché à son piano. »

« L’un des étés suivans, j’allais souvent voir ma grand’mère, qui avait une maison de campagne dans le village voisin de Döbling. Beethoven, lui aussi, demeurait alors à Döbling. En face des fenêtres de ma grand’mère était située la maison, qui menaçait ruine, d’un paysan réputé pour son inconduite, du nom de Flehberger. Ce Flehberger possédait, outre son affreuse maison, une fille, Lise, très jolie, mais pourvue, elle aussi, d’une réputation peu avantageuse. Beethoven semblait s’intéresser très vivement à la donzelle. Je le vois encore remonter la rue du Cerf, tenant de sa main droite son mouchoir blanc qui traîne par terre, puis s’arrêter à la porte de la cour de Flehberger, derrière laquelle la belle dévergondée, debout sur une charrette de foin ou de fumier, travaillait ferme avec une fourche, en riant sans interruption. Je n’ai jamais remarqué que Beethoven lui adressât la parole ; mais il restait silencieux et regardait dans la cour jusqu’à ce que la fille, qui avait plus de goût pour les gars de campagne, le mît en colère, soit par une raillerie, soit en affectant opiniâtrement de ne pas l’apercevoir. Alors il se retournait brusquement et se sauvait. Cependant il ne manquait pas, la fois suivante, de s’arrêter de nouveau devant la porte. Sa sympathie alla si loin que, lorsque le père de Lise fut enfermé dans la prison du village pour une rixe au cabaret, Beethoven se rendit personnellement auprès de la municipalité assemblée, afin de le faire mettre en liberté. En faisant cette démarche, il traita, selon son habitude, les honorables conseillers avec tant de violence, qu’il ne fut pas loin d’aller tenir malgré lui compagnie à son protégé dans le cachot[1]. »

Une quinzaine d’années s’écoulèrent. En 1823, Grillparzer

  1. Cité par M. Ehrhard.