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Théâtre-Libre ; et ceux-là même qui se plaignaient ailleurs de la routine, n’eussent-ils pas, les premiers, crié à la profanation ? De hauts personnages politiques, d’une opinion avancée, se scandalisèrent très fort de l’introduction d’un téléphone, sur la scène de la Comédie-Française, dans Francillon ! Cela leur parut manquer de dignité !

Les jeunes débutans se laissèrent dresser et façonner sous la volonté de fer d’Antoine. N’ayant personne pour le seconder, il fut obligé d’être son propre régisseur, de ne pas attendre, comme la plupart des imprésarios, que la pièce fût bien « débrouillée » et les rôles sus, pour assister aux dernières répétitions. Or, le « débrouillage, » c’est l’esquisse d’un tableau, et que penserait-on d’un peintre qui laisserait faire son esquisse par un autre ? C’est au moment du premier pli, du premier coup de pouce, que les mauvaises habitudes se prennent, et l’artiste qui se contente d’un à peu près, en disant : « Ce n’est pas ainsi que je jouerai, » sera néanmoins incapable de jouer autrement à la première.

Un autre usage défectueux est, au dire d’Antoine, celui de répéter sur la scène nue. Pour que les mouvemens des acteurs « épousent » le mouvement du décor, il faut qu’ils s’habituent à y vivre. C’est, dit-il, « le milieu qui crée la mise en scène, » c’est lui qu’il faut constituer tout d’abord. Planter le décor aux dernières répétitions seulement, autour d’une action déjà déterminée, c’est prendre, pour faire un canon, un trou rond autour duquel on met du bronze. — « Je suis debout, il me semble que je gagnerais à être appuyée, » observe l’actrice qui répétait le rôle principal dans un théâtre de genre. Aussitôt l’on avance le piano vers elle. Antoine, au contraire, fait aller, en pareil cas, l’actrice au piano.

Rien ne fait mieux saisir au public l’importance de la mise en scène dans le succès que de lui montrer la même pièce jouée de différentes façons. Telle comédie, comme la Parisienne de Becque, a été représentée cent fois au Théâtre-Antoine après avoir échoué ailleurs. Le ton, l’attitude des personnages, la coupe du décor, feront passer tel dialogue qui, dans un cadre différent, révoltera les spectateurs. L’expérience a été faite : sous le manteau d’une ample cheminée, qu’une plantation savante avait située près le trou du souffleur, se murmuraient, à voix basse et comme ouatée par la neige du dehors, des confidences qui, échangées autrement sur un théâtre plus vaste, parurent plus tard d’une crudité insupportable.