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lui être faits. La fin justifie les moyens : « L’humanité, en tant que masse, sacrifiée à la prospérité d’une seule espèce d’hommes plus forts, voilà qui serait un progrès. »

Cette théorie du droit des plus forts repose sur l’idée vague de force, qui, scientifiquement, n’offre aucun sens, puisqu’elle peut désigner la force physique, la force cérébrale, la force de la volonté, la force de l’intelligence, la force même de l’amour, — car l’amour, lui aussi, est une force. Quels sont donc ces forts auxquels il faudrait sacrifier l’humanité ? Sont-ce de simples hercules de foire, ou des hercules de la pensée, ou des hercules du cœur ? Ces derniers repousseront le sacrifice d’autrui, ils se sacrifieront plutôt à autrui. Est-ce au succès et à la victoire que se mesurera la force ? À ce compte, assurément, les Anglais sont plus forts que les Boers ; je vois bien que leur triomphe est celui des gros bataillons et des gros sacs d’argent sur les petits, mais est-il sûr qu’il soit celui des « héros » sur la « canaille ? » Si les Anglais « dominent » les Boers par certains côtés, peut-être les Boers les dominent-ils par d’autres, qui ont plus de grandeur.

Au milieu d’un tel conflit d’idées et en l’absence de tout critérium, comment donc Nietzsche, ce grand partisan de la hiérarchie, établira-t-il les degrés de son échelle sociale ? Il n’y a point d’idéal, « rien n’est vrai, tout est permis. » Est-ce donc par le fait seul que s’établira la hiérarchie, par la force effective ? Mais les aristocraties, aujourd’hui, sont moins fortes que le peuple ; elles sont donc inférieures au peuple ? — Non, dites-vous, car les élites sont plus savantes et meilleures. — Il y a donc une science et une vérité scientifique, il y a donc une bonté quelconque, qui se reconnaît à certains signes ? Dès lors, tout n’est pas permis. Après avoir voulu nous envoler au delà du bien et du mal, nous revenons en deçà. Les ailes de Zarathoustra « ont les ailes d’Icare.

IV

La charité chrétienne et la pitié sont, aux yeux de Nietzsche, les maux par excellence, les grands agens de dégénérescence vitale et de déclin. « Qu’est-ce, demande Zarathoustra, qu’est-ce qui est plus nuisible que n’importe quel vice ? — La pitié qu’éprouve l’action pour les déclassés et les faibles : le christia-